Ondes de choc

Voyage au bout de la nuit

"J’en ai marre, chaque fois qu’il est question de guerre, d’entendre parler de courage, d’héroïsme, de dépassement de soi à travers l’action militaire, de fraternité des combattants, de force d’âme, d’honneur. J’en ai marre de ce lexique de boy-scouts…"

(Bernard-Henri Lévy, Réflexions sur la Guerre, le Mal et la fin de l’Histoire, Grasset, 2001)

Imaginez.

Vous avez 16, 17, 18 ans. Le gouvernement vous arrache à votre maison, à votre famille, à vos amis. On vous rase le crâne, pour gommer votre individualité. On vous réveille aux petites heures du matin, pour vous désorienter et affecter votre jugement. On vous hurle dans les oreilles, pour vous apprendre à obéir. On vous noie sous un flot de propagande, pour vous rendre servile. On vous humilie en public, pour vous endurcir. On vous apprend à manier des armes à feu, pour vous rendre dangereux.

Puis on vous parachute à des milliers de kilomètres de chez vous, dans la boue, le sang et la merde, afin de tuer des hommes que vous n’avez jamais rencontrés, et regarder crever vos compagnons d’infortune.

Trouvez-vous ce portrait romantique? Ce scénario vous inspire-t-il?

C’est pourtant ce rêve que l’on tente de nous vendre jour après jour. Le mirage de la guerre noble, de la guerre juste, de la guerre qui élève l’homme. Le mythe du sang versé pour le bien de la patrie. Du soldat courageux, qui ne doute pas une seconde et ne baisse jamais les yeux.

Pour Paul Fussell, ce mirage est une arnaque monumentale, et le romantisme de la guerre, une connerie sans nom.

Fussell est un historien américain. C’est aussi un vétéran de la Deuxième Guerre mondiale, guerre "propre" parmi les guerres sales. Il vient tout juste de publier un récit, The Boy’s Crusade, dans lequel il raconte ses expériences au front, pendant la guerre de 39-45, alors qu’il était encore adolescent.

Note: si vous cherchez une quelconque trace de romantisme, louez Saving Private Ryan de Steven Spielberg, et tenez-vous loin de ce brûlot.

Car pour Fussell, il n’y a qu’un mot qui puisse résumer la guerre: le chaos. La perte de sens, le foutoir, le merdier. La notion d’héroïsme, pour lui, est une foutaise. Les soldats ne sont pas des héros, encore moins des patriotes qui combattent pour préserver la Justice et la Liberté. Ce sont des p’tits culs effrayés, paralysés par la peur, qui ne pensent qu’à une seule chose: survivre. Selon lui, seul John Wayne croit que les soldats de la Seconde Guerre se battaient pour des idéaux nobles. Tous ceux qui sont allés au front connaissent la vérité.

Il n’existe pas de guerre propre. Que des guerres sales.

Il y a neuf ans, on a célébré le 50e anniversaire du Débarquement. Depuis cette date, on ne compte plus le nombre de livres, de séries télé ou de films qui brossent un portrait idéaliste de la Deuxième Guerre. Il y a eu le long métrage de Spielberg. Puis la série télé qu’il a produite avec Tom Hanks, Band of Brothers. Puis le livre de Tom Brokaw, The Greatest Generation. Autant de monuments érigés à la gloire d’une certaine idée du mâle, le combattant sans peur et sans reproche qui n’hésite pas à faire verser le sang des autres pour protéger sa patrie.

Or, qu’est-ce que la guerre, sinon une faillite spectaculaire de la démocratie? Qu’est-ce que l’armée, sinon une machine servant à transformer des enfants sains d’esprit en tueurs au service de l’État?

"J’ai toujours trouvé que la Convention de Genève (qui définit ce qui est acceptable et ce qui est inacceptable dans un conflit armé) était un ramassis de stupidités car elle entretient l’idée que la guerre peut être civilisée, disait John Tonkin, un capitaine britannique. Or, c’est totalement faux. Une guerre ne peut JAMAIS être civilisée."

Depuis le 11 septembre 2001, le président Bush tente de nous faire avaler cette idée romantique de la guerre. Voilà pourquoi le livre de Fussell tombe à point. Il rappelle la phrase de Voyage au bout de la nuit, de Céline:

"Tu vas crever, gentil militaire, tu vas crever… C’est la guerre… Chacun sa vie… Chacun son rôle… Chacun sa mort… Nous avons l’air de partager ta détresse… Mais on ne partage la mort de personne."