Eh oui, le temps est venu pour un autre Jeu de la morale. Vous connaissez les règles: je vous raconte une histoire vraie qui pose un problème moral, et je vous demande de prendre position. Vous répondez par courrier ou en visitant notre site Internet. N’oubliez pas: il ne s’agit pas de répondre seulement par Oui ou par Non, mais bien de développer votre pensée et d’étayer vos arguments.
Cette semaine, le Jeu de la morale tourne autour d’Elia Kazan. Ce cinéaste exceptionnel, décédé il y a quelques jours à l’âge vénérable de 94 ans, est l’un des artistes les plus influents de l’histoire des États-Unis. C’est aussi l’un des plus détestés.
Cet homme complexe, qui a brillé autant au théâtre qu’au cinéma, fut, avec le dramaturge Arthur Miller (Mort d’un commis-voyageur), l’une des figures marquantes de l’après-guerre. Il a fait connaître Marlon Brando et Montgomery Clift, a travaillé étroitement avec Tennessee Williams (La Ménagerie de verre), et a participé à transformer le paysage culturel américain en sensibilisant la population à plusieurs idées nouvelles, que ce soit les théories sulfureuses de Freud ou la méthode de jeu de Stanislavski (qui a donné naissance au célèbre Actor’s Studio). Bref, on lui doit beaucoup.
Mais il y avait une idée nouvelle que Kazan n’aimait pas: le communisme. Alors que la plupart de ses copains frayaient avec les Rouges américains, le metteur en scène, lui, demeurait sur ses gardes. Bien qu’il fût membre du Parti communiste dans les années 30, l’artiste d’origine grecque a rapidement quitté les rangs, refusant de voir en Staline le sauveur tant attendu de la classe ouvrière. L’histoire, bien sûr, lui a donné raison. Non seulement Staline a-t-il tyrannisé son peuple, mais il fut, avec Hitler, l’un des pires assassins du 20e siècle.
En 1952, Kazan fut appelé à témoigner devant le Comité sur les activités non américaines, une commission d’enquête mise sur pied par Joseph McCarthy, un sénateur alcoolique qui voyait des communistes partout et qui était convaincu que Hollywood recevait des ordres directement de Staline. McCarthy a demandé à Kazan de nommer des personnalités qui sympathisaient avec les communistes. Au lieu de garder le silence, comme Arthur Miller ou Humphrey Bogart qui ont toujours refusé de collaborer avec le Comité, Kazan a dénoncé quelques-uns de ses vieux potes. Résultat: ceux-ci ont perdu leur emploi et leurs noms se sont retrouvés sur une liste noire. Quelques-uns se sont même suicidés.
Du jour au lendemain, le réalisateur qui a révolutionné le cinéma américain est passé de génie à salaud. Méprisé par l’intelligentsia qui, hier encore, l’idolâtrait, Elia Kazan est devenu un paria, un pleutre, un traître. En 1999, lorsque l’Académie du cinéma lui a remis un Oscar honorifique pour l’ensemble de sa carrière, il y avait encore des gens pour souhaiter sa mort ("J’espère que quelqu’un va le tirer en direct, a déclaré le cinéaste Abraham Polonski. Ça rendra la soirée intéressante.").
La question que je vous pose cette semaine est délicate: peut-on pardonner à Kazan d’avoir témoigné devant le Comité sur les activités non américaines?
Les défenseurs de Kazan disent qu’il n’a fait que son devoir de patriote. Après tout, les communistes, même s’ils se battaient pour des idées nobles, étaient loin d’être des anges. Ils distribuaient des tracts vantant les mérites d’un tyran sanguinaire, participaient à laver sa réputation, niaient l’existence des camps de la mort… Les communistes ne réveillaient pas les gens, ils les endormaient. Ils leur fermaient les yeux, pendant que l’ami Staline égorgeait ses ennemis et affamait son peuple.
Pour Kazan, la peste rouge (le communisme) était aussi dangereuse que la peste brune (le fascisme). Le seul "isme" qui le faisait vibrer était l’humanisme. Les hommes libres, croyait-il, devaient lutter contre TOUS les dogmes et TOUTES les dictatures, même celles de gauche.
Alors je vous pose la question: qui était le plus grand salaud? Kazan, qui a dénoncé ses potes communistes parce qu’il croyait que ce mouvement pouvait être dangereux, ou un intellectuel comme Sartre, par exemple, qui se fermait délibérément les yeux devant les massacres commis en URSS?
Je vous l’ai dit: la question est délicate.
On attend vos réponses avec hâte. Ça risque de barder…