Ondes de choc

Souriez!

Vous avez une peur morbide et incontrôlée des araignées, des hauteurs ou des grands espaces? Dormez sur vos deux oreilles: des scientifiques américains viennent tout juste de découvrir une pilule miracle qui permettra aux gens de surmonter leurs phobies. Cette drogue, la Séromycine, actuellement utilisée pour le traitement de la tuberculose, a été testée sur 28 agoraphobes. On a découvert qu’elle aidait une certaine protéine à se rendre plus rapidement au cerveau – plus particulièrement, à une certaine partie du cerveau qui contrôle la peur.

Vous manquez de vous évanouir à l’idée de prendre l’avion? Plus besoin de suivre une thérapie. Vous gobez une petite pilule rouge, et hop! votre problème est réglé. Vous pourrez même vous envoler vers Jupiter si le coeur vous en dit. À califourchon sur la carlingue de la fusée.

On ne compte plus le nombre de pilules miracle qui ont été brevetées au cours des dernières années. Il y a le Propécia, un médicament oral qui ralentit la perte des cheveux; le Viagra, qui fait bander; le DHEA et la mélatonine, qui aident à rester jeune; le Xénical, qui lutte contre l’obésité; le Zyban, qui aide à arrêter de fumer, etc.

Pour chaque problème, un comprimé. On est en train de croquer des médicaments comme si c’était des M&M. Tout juste si on n’installe pas des machines distributrices dans les endroits publics.

Mais notre pilule-chouchou, celle qui nous fait craquer, c’est l’antidépresseur.

De 1996 à 2001, le nombre d’ordonnances pour des antidépresseurs a triplé au Québec, passant de 140 000 à 304 000. Cette tendance s’observe partout en Occident. En Belgique, en France, aux États-Unis, en Angleterre, même au Maroc.

Les gens connaissent maintenant les antidépresseurs par leur petit nom. Ils ne demandent pas une pilule pour lutter contre la déprime, mais du Prozac, du Zoloft, du millepertuis… Ces médicaments sont aussi connus que l’Actifed ou l’aspirine.

Les médecins prescrivent des antidépresseurs à la chaîne. Mais s’est-on demandé pourquoi les gens étaient aussi déprimés?

Je ne suis pas un spécialiste mais, à ce que je sache, la dépression nerveuse n’est pas causée par un virus ou une bactérie. On ne devient pas déprimé en serrant la main d’un dépressif ou en embrassant une personne cyclothymique!

Certes, il y a des causes biologiques à la dépression nerveuse. Mais il y a aussi des causes sociales. Or, depuis quelques années, j’ai l’impression qu’on évacue complètement l’aspect social lorsqu’il est question de dépression. On n’en a que pour le cerveau. Comme si l’homme vivait dans une bulle…

Quand vous étiez adolescents, vous avez sûrement lu Le Meilleur des mondes, le classique de science-fiction d’Aldous Huxley. Vous souvenez-vous du soma? C’est la drogue tranquillisante que les médecins administrent aux personnes qui ne se sentent pas à l’aise dans la société et qui ne sont pas satisfaites de leur condition. Un comprimé, et les "dépressifs" retrouvent soudainement leur bonne humeur et acceptent avec joie leur esclavage.

Hé bien, notre soma à nous, c’est le Prozac. Le Prozac ne change pas les conditions sociales qui nous rendent dépressifs. Il nous aide à les supporter.

La course au succès, l’obligation de performance, le stress, la solitude, la difficulté d’allier vie professionnelle et vie familiale, le sentiment de vivre dans un monde injuste, le manque d’amour, la peur de l’échec, l’effritement de la cellule familiale: tout ça devient supportable lorsque vous gobez un antidépresseur.

Je ne dis pas qu’il faille condamner l’approche pharmacologique dans le traitement de la dépression. Mais on est en droit de se poser de sérieuses questions sur l’état de notre société devant un tel constat. Ce n’est pas normal qu’autant de personnes souffrent d’angoisse chronique.

Et si c’était le monde qui devenait complètement dingue? Dans ce cas, la dépression ne serait pas un signe de maladie, mais un signe de santé mentale.

"Dans un monde injuste, la place d’un homme juste est en prison", écrivait le philosophe américain Henry David Thoreau. De même, on pourrait dire: "Dans un monde fou, la place d’un homme sain d’esprit est à l’asile."

Qui sait? Après avoir passé des années à prescrire des antidépresseurs aux citoyens, le temps est peut-être venu d’administrer un remède de cheval à notre société…