Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais depuis quelques années, on ne parle plus de culture, mais d’industrie culturelle. L’industrie du disque, l’industrie du cinéma, l’industrie de la télévision…
On couvre la culture comme on couvre l’économie. On parle de chiffres, de rentabilité, d’exportation. Wilfred a vendu 22 000 disques en trois jours, Marie Laberge a écoulé un gonzillion de livres, le dernier Denys Arcand est projeté dans X salles…
Prenez le cinéma, par exemple. Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse que les trois films les plus populaires de l’heure soient le dernier Schwarzy, le dernier Spielberg et le dernier Harry Potter? Ces avalanches de chiffres n’intéressent que les producteurs. Y a-t-il vraiment des gens qui choisissent leurs films sur la base de leur rentabilité? "Ah, Germaine, je pense qu’on va aller voir Mission: impossible 3 car Machin Truc vient de me dire qu’il est en tête du box-office pour la troisième semaine consécutive."
Personnellement, je me fous complètement de la rentabilité du dernier film de Tom Cruise. La seule chose que je veux savoir, c’est: le film est-il bon?
L’autre jour, je regardais Easy Riders and Raging Bulls, un excellent documentaire sur le cinéma des années 70, une décennie considérée par plusieurs cinéphiles comme un véritable âge d’or. Un critique de cinéma affirmait que le glas de cette période dorée avait sonné lorsque les quotidiens avaient commencé à publier les recettes du box-office.
Avant, ces chiffres n’étaient publiés que dans les trade magazines (c.-à-d. les publications spécialisées destinées aux gens du milieu, comme Variety ou Qui fait quoi, par exemple), d’expliquer le critique. Les publications à grand tirage ne s’y intéressaient pas. Mais du jour au lendemain, tous les gros journaux se sont mis à publier ces informations, et à classer les films selon leur performance financière. Du coup, il n’y en avait plus que pour les blockbusters et les superproductions. Bye-bye les petits films audacieux, bonjour Star Wars.
Dans le milieu de la télévision (ou, pour être plus précis, dans le milieu des critiques de télévision), l’obsession pour les chiffres s’est transformée en véritable folie. On suit la fluctuation des cotes d’écoute comme si on était à la Bourse. Telle émission monte, telle émission descend, telle émission diffusée sur tel réseau bat telle autre émission diffusée sur tel autre réseau.
"Oups, l’émission X a récolté de moins bonnes cotes d’écoute que la semaine dernière. Quelle déception! Mais fort heureusement, la reprise, elle, a été regardée par plus de gens que la reprise de la semaine précédente. Un signe encourageant!"
Ciboire, parlez-vous de culture, là, ou de saucisson? Si ça continue, on va insérer la section Télé dans le supplément économique.
Les cotes d’écoute, ça ne sert qu’à une seule et unique chose: vendre des lavabos. Le gars qui vend des lavabos a besoin de connaître les cotes d’écoute s’il veut savoir dans quelle émission il va vendre ses lavabos. Mais le téléspectateur, lui, s’en sacre comme de sa première chemise.
Les chiffres n’ont aucune signification. Ils ne disent rien sur la qualité d’une émission. Ils ne disent pas si elle est bonne ou si elle est mauvaise, si elle est originale ou si elle est banale. Ils disent seulement que l’émission est regardée par 50 000 ou 500 000 téléspectateurs.
Et devinez quoi? Il y a des émissions qui ne sont pas faites pour être regardées par 500 000 personnes. Elles sont faites pour rejoindre seulement un segment de la population. Vous voulez savoir si une émission qui porte sur l’actualité internationale atteint son public-cible? Vérifiez si elle rejoint les 60 000 personnes qui s’intéressent à la politique internationale. Ne calculez pas ses cotes d’écoute en prenant en considération la population entière du Québec!
Qui sait? Cette fascination aveugle pour les chiffres n’est peut-être qu’une mode. Un jour, les critiques lâcheront leur calculatrice et redécouvriront les vertus de l’analyse.
On commencera alors à parler des vraies affaires. C’est-à-dire: les qualités et les faiblesses intrinsèques des oeuvres.
Au lieu de simplement les juger à leur poids.
Car une émission peut être à la fois confidentielle et brillante, populaire et stupide, confidentielle et mauvaise ou populaire et audacieuse.