C’est fou comme les mentalités changent.
Dans les années 70, par exemple, personne ne se posait de questions quand l’oncle Alfred conduisait sa grosse Pontiac avec un 40 onces de gin entre les jambes. Ça faisait partie du folklore.
Idem avec la cigarette. Difficile à croire, lorsqu’on monte dans un 747 ou qu’on entre dans un petit bouiboui, qu’il y a quelques années, on pouvait fumer un paquet complet de Gitanes n’importe où, n’importe quand, sans jamais être rappelé à l’ordre.
Des comportements qui, hier encore, semblaient tout à fait normaux (pincer les fesses de la secrétaire, jeter des canettes de bière par la fenêtre d’une auto) sont aujourd’hui considérés comme inacceptables.
Qui sait? Dans 10 ans, on pensera peut-être la même chose des véhicules utilitaires. On apercevra l’un de ces engins dans un musée, et on se dira: "Voulez-vous me dire pourquoi on permettait aux gens de conduire de tels monstres dans la rue?"
Car avouons-le: ces véhicules sont aberrants. Non seulement polluent-ils l’atmosphère (une Ford Excursion, par exemple, fait 11 milles au gallon en ville et 15 milles au gallon sur l’autoroute, un score plus que pitoyable), mais ils sont hyper-dangereux.
Keith Bradsher, l’ancien directeur du bureau de Detroit du New York Times, vient de publier un essai sur le sujet: High and Mighty: SUVs – The World’s Most Dangerous Vehicles and How They Got That Way. Un livre-choc qui, selon les spécialistes, est le meilleur essai du genre depuis Unsafe At Any Speed, le célèbre bouquin de Ralph Nader qui a secoué le monde de l’automobile en 1965 et forcé les trois géants (GM, Ford, Chrysler) à changer le design de leurs bolides.
Pour Bradsher, les véhicules utilitaires (ou Sports Utility Vehicles, comme disent les Chinois) sont de véritables plaies.
"J’arrive du Japon où je suis allé couvrir une réunion de l’OPEP (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole) il y a trois mois, a confié Bradsher au webzine Salon. Les barons de l’or noir se frottaient les mains d’anticipation. Pourquoi? Parce que l’économie chinoise connaît un boum sans précédent, ce qui permettra à des millions de consommateurs de passer du charbon au pétrole. Et parce que la vente de véhicules utilitaires ne cesse de grimper. Actuellement, 27 % des automobiles vendues sur le territoire américain sont des véhicules utilitaires. Pour les membres de l’OPEP, c’est une excellente nouvelle." D’autant plus que certains de ces pays (l’Arabie Saoudite, par exemple) utilisent les profits colossaux provenant de la vente du pétrole pour financer des opérations terroristes.
Qu’est-ce qui pousse des citoyens ordinaires qui ne sortent presque jamais de la ville à acheter des véhicules qui semblent avoir été fabriqués par l’armée allemande?
Pour Bradsher, tout est une question d’image. Les gens qui achètent ces véhicules ont beaucoup d’argent. Ce sont en général des couples de banlieusards qui mènent une vie rangée, pour ne pas dire ronflante. La garderie, l’école, le bureau, Réno-Dépôt, le cours de soccer du cadet et le supermarché. Une vie qui ne cadre pas beaucoup avec l’image rock’n’roll qu’ils ont d’eux. Alors pour ajouter un peu de piquant à leur quotidien, pour se donner l’impression de ne pas être aussi sages qu’ils le sont ("J’ai peut-être deux enfants, mais je ne suis pas un mononcle"), ils s’achètent des gros chars qui ressemblent à des tanks. C’est leur piercing à eux, leur tatouage, leur dose de testostérone. Une sorte de Corvette jaune, en moins quétaine.
Je grisonne peut-être, mais je fais encore "vroum vroum".
Et qui paie pour ça? Tout le monde. Pardon: tout le monde sauf les fabricants de véhicules utilitaires. En effet, ces bombes roulantes sont un cadeau du ciel pour les géants de l’industrie automobile. Non seulement sont-elles faciles à assembler (les systèmes de sécurité, par exemple, sont rudimentaires), mais elles se vendent à des prix de fous. Comme si on prenait un vulgaire pick-up truck et qu’on le vendait au prix d’une BMW ou d’une Mercedes. Les fabricants d’automobiles empochent 15 000 $ de profit chaque fois qu’ils vendent un véhicule utilitaire.
C’est du bacon, ça, monsieur. Beaucoup, beaucoup de bacon.
Du bacon gras et huileux qui pollue autant que la merde de cochon…