Les habitués de cette chronique savent à quel point j’aime établir des liens entre la culture et l’actualité. Que voulez-vous, c’est une seconde nature. Un film, pour moi, n’est jamais qu’un simple film: c’est un instrument de mesure qui nous permet de prendre le pouls d’une société. Plus un film est populaire, plus il nous révèle des choses intéressantes sur l’inconscient des gens.
Prenez Le Seigneur des Anneaux, par exemple. Certes, la trilogie de Peter Jackson est une fable passionnante remplie d’effets spéciaux extraordinaires. Mais il faut être sourd et aveugle pour ne pas y voir une fabuleuse métaphore de l’Amérique de George W. Bush. Les Hobbits insulaires qui quittent leur hameau bien-aimé pour aller combattre le mal à l’autre bout du monde, un clash des civilisations qui prend des airs de croisade religieuse, les dangers du pouvoir absolu qui finit toujours par corrompre absolument, etc. Le dernier chapitre s’intitule même Les Deux Tours!
Tout juste si Michael Moore n’en assure pas la narration…
Appliquons la même grille d’analyse au Québec, maintenant. Quel est le thème principal de la culture populaire au Québec, en 2004?
Simple: la crosse.
Dans La Grande Séduction, les habitants d’un petit village espionnent et manipulent un médecin afin d’attirer une usine dans leur région et échapper au chômage.
Dans Les Invasions barbares, un jeune homme d’affaires graisse la patte des dirigeants et des employés d’un hôpital afin de prolonger la vie de son père.
Dans Les Bougon, une famille entière de désœuvrés arnaque le système pour boucler ses fins de mois.
Tous ces personnages savent que s’ils jouaient by the book, en respectant les règles, ils ne se sortiraient jamais du trou. Alors ils contournent le système.
Ils mettent la ligne téléphonique d’un des leurs sur écoute, versent des pots-de-vin à des représentants syndicaux, achètent de l’héro à un trafiquant de drogues (avec la bénédiction d’un flic qui sait tout mais ne fait rien…), volent des ordinateurs appartenant à l’État, trafiquent des passeports, etc.
Que fait l’héroïne de Monica la mitraille? Elle braque des banques. Que font les héros du Dernier Tunnel? Ils font sauter des coffres-forts.
Dans les années 60, les jeunes cinéastes avant-gardistes tripaient sur les bandits, les hors-la-loi. Jean-Luc Godard racontait les aventures d’un voleur d’auto qui butait un flic dans À bout de souffle, Arthur Penn transformait Bonnie Parker et Clyde Barrow en héros, Dennis Hopper criait haut et fort que les motards étaient les derniers représentants de la liberté dans Easy Rider…
Bref, l’époque était aux rebelles, aux anarchistes. Et qu’importe si ces hors-la-loi avaient du sang sur les mains, au moins, ils ne tentaient pas de justifier leurs crimes en se cachant derrière une supposée "raison d’État" – comme les États-Unis au Viêt Nam ou la France en Algérie.
Les hors-la-loi, à cette époque, étaient perçus comme des poètes romantiques, des résistants. Castro, Rimbaud, même combat.
Quarante ans plus tard, la figure du bandit sympathique est revenue en force dans notre imaginaire. Mais cette fois-ci, le rebelle ne brise plus les lois pour affirmer sa liberté et narguer le pouvoir.
Il brise les lois pour survivre.
Prenez le personnage de Sébastien dans Les Invasions barbares. Ce yuppie richissime interprété par Stéphane Rousseau ressemble à un héros de Kafka. Il est étouffé par la bureaucratie, le corporatisme, la politique. Il est incapable de faire un pas sans se cogner le nez sur un mur invisible. Alors il utilise la seule arme qu’il maîtrise pour abattre les cloisons qui le retiennent captif: l’argent. Il donne du fric aux dirigeants de l’hôpital, aux représentants syndicaux, aux petits fonctionnaires…
Dans les années 60, les États colonialistes utilisaient les armes pour se maintenir au pouvoir. Les bandits tiraient donc dans le tas – comme les héros de Bonnie and Clyde, ou Belmondo dans À bout de souffle.
Aujourd’hui, les élites distribuent de grosses enveloppes brunes pour consolider leur pouvoir. Les hors-la-loi sont donc passés maîtres dans l’art de la corruption – comme Les Bougon.
À chaque époque, ses criminels.