Il y a quelque temps, j’ai demandé à Daniel Pinard ce qu’il pensait des émissions de télé-réalité. "Ces émissions doivent faire le bonheur de nos gouvernants, m’a-t-il répondu, car elles mettent l’accent sur la compétition, l’exclusion et l’individualisme à tout crin. C’est à qui va écraser l’autre pour mieux s’élever."
Je ne sais pas si notre célèbre gastronome a lu l’édition du mois de mars du magazine Harper’s. Si oui, il a dû se régaler. On y trouvait en effet un essai percutant sur le sujet: Voting Democracy Off the Island: Reality TV and the Republican Ethos. L’auteure, Francine Prose, affirme que les émissions de télé-réalité célèbrent et louangent les valeurs de la droite. En fait, on pourrait dire que ces émissions sont à la droite néolibérale ce que les documentaires sportifs de Leni Riefenstahl étaient au nazisme, ou ce que les sagas historiques d’Eisenstein étaient au communisme: des véhicules de propagande.
"Ces émissions propagent toutes les mêmes valeurs, écrit Prose. C’est-à-dire la conviction que l’altruisme et la compassion sont des signes de faiblesse, l’exaltation de l’ambition individuelle au profit de l’entraide, la croyance que le mensonge et la trahison peuvent être justifiés dans certaines circonstances, et la certitude que la seule façon de gagner est de s’assurer que les autres échouent. On a l’impression d’entendre les membres du Parti républicain ou de l’administration Bush. C’est la même éthique, la même morale, la même vision du monde."
Quant à la fameuse séance de vote qui clôt chaque émission de télé-réalité, c’est, toujours selon Prose, "une parodie du système démocratique, la démocratie telle qu’imaginée par Machiavel". On n’élit pas quelqu’un, on ÉLIMINE quelqu’un! On l’évacue carrément de l’île, on le rejette hors du groupe. On détruit le tissu social au lieu d’essayer de le resserrer. Le but recherché par les participants n’est pas le bien commun, la défense de la liberté ou la poursuite du bonheur collectif, c’est l’enrichissement personnel, point. "C’est une démocratie dans laquelle les gens ne votent que pour eux-mêmes", de dire l’auteure.
L’analyse, avouez-le, est plutôt brillante.
Ce qui agace le plus Prose dans les émissions de télé-réalité? Le fait qu’elles nous désensibilisent. À force de regarder Survivor et ses clones, on se dit que la compétition et l’individualisme font partie de la nature humaine. Une fois que vous avez vu une personne "ordinaire" mentir à tour de bras et trahir ses amis pour remporter un gros lot, vous êtes moins choqué lorsque vous apprenez que votre gouvernement vous a raconté des salades à propos de la nécessité d’envahir l’Irak. Vous vous dites que c’est normal, que c’est comme ça que ça se passe. "Là où il y a de l’homme, il y a de l’hommerie, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, blablabla…"
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Vous savez ce qui m’énerve, moi, dans ces shows? Le fait qu’ils nous donnent l’impression de vivre dans un monde transparent, un monde où rien n’est caché. On voit les participants dans chaque recoin de leur intimité, aux toilettes, dans la douche, quand ils baisent.
Or, ce sentiment de transparence est illusoire. Ce n’est pas parce qu’on peut regarder des couples se tromper à la télé qu’on vit nécessairement dans un monde plus limpide. C’est même le contraire.
Pourquoi pensez-vous qu’on parle autant de la vie privée des gens, ces temps-ci? Parce que plus on s’intéresse à ce qui se passe dans leur chambre à coucher, moins on s’intéresse à ce qui se passe au Parlement.
Regardez l’affaire Gillet. La police de Québec a enregistré 27 000 conversations téléphoniques avant de lui mettre la main au collet. Je suis heureux que l’on ait investi autant d’efforts pour démanteler un réseau de prostitution juvénile, on ne devrait jamais compter nos jours et nos sous lorsque vient le temps de lutter contre ce genre de crimes… Mais pourquoi n’investirait-on pas autant d’efforts dans l’enquête concernant le scandale des commandites?
Imaginez ce qu’on aurait pu découvrir si on avait enregistré 27 000 conversations téléphoniques au Parlement!
Malheureusement, cette histoire concerne les affaires de l’État. Or, tout ce qui compte, aujourd’hui, ce sont les histoires de cul.