Mon ami André est un gars flegmatique. Peu de choses le mettent en colère. Mais il y a quelques semaines, André est arrivé au bureau le feu au cul. Il venait de voir une pub qui l’a fait grimper dans les rideaux.
C’était une pub pour une banque. On y voyait des clients de la banque exprimer leurs besoins. "Moi, je suis important", "Moi, je veux ceci", "Moi, j’exige cela", "Moi, je m’attends à tel service", "Moi, j’ai besoin de telle chose", etc. Trente secondes de "Moi, moi, moi".
Pour André, cette pub est immorale. Un encouragement irresponsable à l’individualisme crasse. "Voici ce que je veux que ma banque fasse pour MOI. Les autres clients, je m’en fous comme de l’an 40. Qu’ils aillent se faire foutre."
Il était tellement furieux, André, qu’il a même porté plainte au Conseil canadien des normes de la publicité. Mais sa plainte n’a pas été retenue. Après tout, les entreprises ont bien le droit de dire qu’elles tiennent compte des besoins individuels de leur clientèle, non? N’est-ce pas ce que le consommateur recherche, aujourd’hui: un service personnalisé qui lui donne l’impression d’être un être humain, et non un numéro?
Il y a deux semaines, je suis tombé sur un livre qui ferait le bonheur d’André: Hello, I’m Special, de Hal Niedzviecki, publié chez Penguin. L’auteur, un journaliste canadien qui a publié plusieurs textes dans Saturday Night, The National Post et la bible de la gauche américaine The Utne Reader, affirme que l’individualisme est devenu le nouveau conformisme. Aujourd’hui, tout le monde veut être spécial, tout le monde veut sortir du lot, tout le monde veut être traité comme une star.
JE conduis un véhicule tout-terrain et JE ME fous royalement des dégâts que JE cause à l’environnement, car l’important pour MOI est de ME sentir libre et d’avoir l’impression que JE sors des sentiers battus.
JE ME suis inscrit à un atelier de croissance PERSONNELLE car JE veux entrer en contact avec MON MOI-MÊME afin de pouvoir réaliser pleinement MON potentiel.
JE participe à une émission de télé-réalité car JE veux que tout le monde découvre MON talent.
JE veux montrer à quel point JE suis une personne intéressante.
JE veux que MON gouvernement réponde à MES besoins et prenne MES demandes en considération. Après tout, ce sont MES taxes, non? C’est MON fric, c’est MOI qui paie, JE suis un client du système de santé et du système d’éducation, JE veux donc en avoir pour MON argent.
JE fais la grève car JE trouve que JE ne suis pas assez bien traité par MON employeur.
J’investis dans cette compagnie car c’est elle qui va ME procurer le plus gros rendement.
JE fume comme une cheminée, et JE ME fous royalement que MA fumée vous cause des problèmes. J’aime fumer et JE fumerai partout où J’en ai envie.
JE suis gros et JE M’aime comme JE suis. Tant pis si l’obésité est l’un des plus gros fléaux de notre époque, l’important est que JE ME sente bien dans MA peau. Ce n’est pas à MOI de changer, mais à vous de M’accepter tel que JE suis et de faire en sorte que JE puisse être confortable partout où JE vais.
"Ne demandez pas ce que VOTRE pays peut faire pour VOUS, mais ce que VOUS pouvez faire pour VOTRE pays", disait John F. Kennedy. Aujourd’hui, tout le monde se fout de la première, de la deuxième et de la troisième personne du pluriel. Tout ce qui compte, c’est la première personne du singulier. Je, me, moi. Qu’est-ce que tu peux faire pour MOI? Comment puis-je tirer MON épingle du jeu? En quoi cela va-t-il ME profiter, à MOI?
Et quand c’est l’anniversaire de NOS enfants, on organise des méga-fêtes avec trois clowns et deux piñatas pour qu’ils se sentent, eux aussi, bénis des dieux.
Après tout, si je suis une personne spéciale, MES enfants sont aussi spéciaux, non?
Pas étonnant que nous soyons si fascinés par les criminels et les tueurs en série, dit Niedzviecki. Les hors-la-loi poussent l’individualisme à son extrême limite. Ils ne pensent qu’à satisfaire LEURS instincts, indépendamment des autres.
On ne peut rêver de meilleurs symboles pour notre époque.