Chaque année, c’est immanquable, dès que le calendrier tire à sa fin, on se demande qui sont les personnalités qui ont marqué les 12 derniers mois.
Pour moi, il n’y a aucun doute. C’est Denys Arcand, Dan Brown et Michael Moore.
En 2004, il n’était pas possible de faire un pas sans tomber sur un article ou une émission parlant des Invasions barbares, du Da Vinci Code ou de Fahrenheit 9/11. À première vue, on ne peut rêver de trois œuvres plus différentes. Qu’est-ce qui rapproche le drame social d’Arcand, le thriller religieux de Brown et le documentaire politique de Moore? Pas grand-chose, sinon le succès qu’ils ont chacun remporté à travers le monde. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on découvre certains points communs.
Que nous dit Arcand? Que les barbares sont en train de dilapider l’héritage des Lumières. Ce ne sont plus les idées qui mènent le monde, mais le fric. Et Dieu, que l’on croyait mort et enterré, est revenu en force, tant au Moyen-Orient qu’à Washington. Bref, pour paraphraser l’animateur radio Roger Drolet, les fous ont pris possession de l’asile.
Avec Les Invasions, Arcand nous convie à un enterrement double: celui d’un intellectuel épicurien qui tripait sur Susan Sontag (décédée, superbe coïncidence, il y a quelques jours, à la fin de ce qu’on pourrait appeler l’année Arcand), mais aussi celui d’une certaine idée de la culture. À la toute fin du film, ce n’est pas seulement Rémi qui meurt de sa belle mort: c’est la Révolution tranquille au grand complet. Ses valeurs, ses luttes, ses idéaux.
"Tout le monde nous ment, semble dire Arcand. Tout le monde triche, tout le monde crosse. Les syndicats, les journalistes, les politiciens, la police… Cessez d’investir votre énergie dans la sphère publique, la seule chose qui compte, c’est l’amitié. Quand vous regarderez la mort en face, les livres et les idées qui ont fait battre votre cœur toute votre vie ne vous seront d’aucun secours. Votre seule bouée de sauvetage sera le sourire de vos proches."
Plus pessimiste que ça, tu meurs. (Rémi crève, d’ailleurs.)
Or, qu’arrive-t-il quand on se met à douter de tout? On commence à croire à n’importe quoi. Que Jésus a eu un enfant avec Marie-Madeleine, que Léonard de Vinci envoyait des messages codés par l’entremise de ses toiles, que George W. Bush avait concocté une alliance secrète avec les princes de l’Arabie saoudite, que les attentats du 11 septembre étaient le fruit d’un vaste complot impliquant le complexe militaro-industriel américain au grand complet, le Pentagone, la Maison-Blanche, les grosses banques, les multinationales, les conglomérats médiatiques, les rois du pétrole…
Quand la Raison fout le camp et que le doute s’installe de façon permanente dans nos têtes, le monde commence à ressembler à un nuage: on y voit bien ce qu’on veut y voir. La vérité se relativise et toutes les interprétations deviennent vraisemblables, pour ne pas dire crédibles.
L’histoire de l’avion de passagers qui s’est abattu sur le Pentagone est un vaste complot? Bof, pourquoi pas. Après tout, je l’ai lu dans un site Web, ça doit être vrai…
Comme tous les cinéastes québécois de sa génération, Denys Arcand est un enfant du cinéma-vérité. Ses documentaires (qui viennent tout juste de sortir sur DVD) font preuve d’une rigueur et d’une logique implacables. L’homme a une formation d’historien, et son respect pudique des faits déteint sur toute son œuvre.
Or, qui peut distinguer le vrai du faux dans le livre de Dan Brown et le documentaire de Michael Moore? Nous nageons ici en pleine spéculation. Spéculation qui a des airs de vérité, mais spéculation quand même. Une bouillie idéologique mélangeant faits historiques, théories de complot, mensonges éhontés, demi-vérités et légendes urbaines.
Rémi, le héros des Invasions, a passé sa vie à chercher la vérité. Dan Brown (qui a pigé ses idées dans Holy Blood, Holy Grail, un essai pseudo-scientifique décrié par tous les historiens sérieux) et Michael Moore (qui croit dur comme fer qu’O.J. Simpson était innocent, et victime d’un complot raciste) ont abandonné cette quête. Ils nous proposent plutôt des théories déguisées en vérité.
C’est beaucoup moins solide. Mais ça a beaucoup plus d’impact.
Bienvenue en 2005.