Bon, je comprends cette vague sans précédent d’émotion. Les spectacles-bénéfice, les appels au public, les quêtes, les cahiers spéciaux, les concours de générosité ("Ma province a donné plus d’argent que la tienne, na na na…").
Après tout, la catastrophe qui a frappé l’Indonésie est terrible.
Mais voilà, si j’étais un enfant africain en train de crever du sida, un citoyen du Darfour, une contrée oubliée où les réfugiés se comptent par centaines de milliers, ou un habitant du Congo, un pays déchiré où la guerre civile a fait plus de trois millions de morts dans l’indifférence quasi générale, je ne comprendrais pas.
Je me demanderais ce que les victimes du tsunami ont de plus que moi.
Ce qu’elles ont de plus que toi, mon pit? Simple: elles ont été frappées par une catastrophe naturelle. Ce sont des victimes absolues, pures, sans tache. Des agneaux sacrifiés à l’autel du hasard. Plus innocent que ça, il te pousse des ailes.
Alors que toi…
Tu n’as jamais remarqué comment les gens ont des comportements différents selon qu’ils se retrouvent devant une victime d’incendie ou une victime de violence conjugale?
La femme qui a été blessée dans un incendie reçoit des tonnes de dons, des couvertures, des vêtements, de l’argent, des cartes de prompt rétablissement… Tout le quartier se mobilise afin de lui venir en aide et lui apporter soutien et réconfort. Alors que la femme qui a été battue par son mari, elle, souffre en silence.
Après tout, une chicane de ménage, ce n’est pas comme un feu. On ne sait pas qui a tort, qui a raison. La femme a peut-être provoqué son mari, qui sait? Comment juger la situation? Comment départager la victime du bourreau?
Alors que dans le cas d’un sinistre, pas de problème, tout est clair. Il y a les pauvres brûlés, et les méchantes flammes. Facile de faire des dons dans ce cas-là.
Voilà pourquoi tu souffres en silence, mon pauvre petit. Parce que lorsqu’un pays s’entredéchire, les voisins ferment les volets et haussent le volume de leur télé pour ne pas entendre les cris effrayés des victimes. C’est ce qui s’est passé au Rwanda, et c’est ce qui se passe au Darfour et au Congo. Les chicanes des autres, on ne s’en mêle pas. De toute façon, ces pays-là sont toujours en train de se chamailler. La guerre fait partie de leur culture. Il y a tellement de clans et de tribus, dans ces régions-là, qu’on ne comprend plus rien. Les Massalits, les Fours, les Bertis, les Zaghawas… On se croirait dans un livre de Tintin! Rien qu’à entendre leur nom, on voit des hordes de sauvages brandissant des sabres géants du haut de leur chameau à une bosse.
Alors que l’Indonésie, mon pit, c’est la civilisation.
Des plages magnifiques remplies de touristes bronzés, des bars chromés, des hôtels de luxe. Des Américains et des Allemands accoudés au zinc, en train de siroter un Aku-Aku Coconut pendant qu’une petite Thaïlandaise se dandine sur la piste au son d’une vieille toune de Prince.
Les victimes du tsunami, c’est moi, c’est mon père, c’est mon frère. Un fonctionnaire fatigué parti passer les Fêtes au soleil, un vice-président en voyage de noces, un étudiant en quête d’aventures…
Tu sais ce qui manque à ta région, mon ami, pour que la communauté internationale envoie ses camions de pompiers à ta porte? Des Blancs. Il n’y a pas de Blancs au Darfour. Ni de touristes, ni de pétrole. Juste du sable et du monde qui se chicane.
Dans l’ancienne Yougoslavie, au moins, il y avait de la culture. Des musées, des centres commerciaux… Ce n’est pas pour rien que Susan Sontag (Dieu ait son âme) a pris son courage à deux mains et décidé de monter En attendant Godot dans les ruines de Sarajevo. Elle savait que cela plairait aux victimes de la guerre civile. Mais tu t’imagines, toi, monter Beckett devant une tribu de Zaghawas? Ils comprennent quoi au théâtre contemporain, les Zaghawas?
Je sais que tu souffres, mon ami. Je sais que ta mère est morte et que ton père agonise. Mais prends ton mal en patience. Avec un peu de chance, tu pourras peut-être voir le concert-bénéfice que Sting et ses amis vont présenter pour venir en aide aux victimes du tsunami.
Tu verras, ça risque d’être un maudit bon show.