On parle beaucoup de l’Holocauste, ces jours-ci. Comment, il y a 60 ans, les nazis ont appliqué les règles de base du taylorisme ("Méthode d’organisation scientifique du travail industriel, par l’utilisation maximale de l’outillage, la spécialisation stricte et la suppression des gestes inutiles", Le Petit Robert) pour se débarrasser d’un peuple.
Jusqu’alors, le génocide était une sorte d’artisanat. On tuait ses victimes une à une, délicatement. C’était du cousu main, du fait maison. Le meurtrier devait s’impliquer personnellement, aiguiser sa lame, manier lui-même le couteau. Mais l’Holocauste a transformé tout ça. Le meurtre de masse est devenu un business. Grâce au savoir-faire nazi, on pouvait désormais tuer comme on fabriquait des autos dans les usines Ford, mécaniquement, sans savoir ce qui se passait avant ou après. Tout comme sur la chaîne de montage, il n’y a plus de créateurs, que des ouvriers, dans les camps de la mort, il n’y avait plus d’assassins, que des soldats qui obéissaient aveuglément aux ordres. Günter classait un document, Oskar estampillait un papier, Karl conduisait un train, Heinrich achetait des barils de gaz. "Quoi, moi, un meurtrier? Mais non, votre honneur, je faisais du travail de bureau, c’est tout." Les tâches des assassins étaient si fragmentées, si spécialisées que la plupart ne pouvaient mesurer la portée de leurs actes individuels. Ils étaient les maillons d’une longue chaîne, c’est tout.
Plus de responsables démoniaques, que des employés appliqués et abrutis par la routine.
On va beaucoup parler des nazis au cours des prochains jours, donc. Mais j’espère qu’on parlera aussi de leurs complices passifs qui, par leur silence assourdissant, ont permis à ce génocide de se dérouler sans bruit.
Car il en va des génocides comme des cas d’inceste. Il y a toujours trois coupables: la personne qui commet l’inceste; son conjoint ou sa conjointe, qui sait mais qui se ferme les yeux; et les voisins, qui soupçonnent mais qui se bouchent les oreilles.
Les célèbres trois singes. Rien vu, rien dit, rien entendu.
Si les nazis ont réussi à tuer six millions de Juifs, c’est parce qu’on leur a permis de tuer six millions de Juifs. On leur a permis de tuer six millions de Juifs comme on a permis aux Hutus de tuer un million de Tutsis au Rwanda en 1994.
En regardant ailleurs.
Il y a quelques années, le réseau PBS a diffusé un document intitulé America and the Holocaust. On y apprenait entre autres que le 25 novembre 1942, soit trois ans après qu’Adolf Hitler eut déclenché la Deuxième Guerre mondiale, le New York Times publiait un texte affirmant que les nazis venaient d’adopter une politique visant à exterminer tous les Juifs d’Europe.
On croit que c’est à la fin de la guerre que l’Occident a découvert les camps de la mort. Faux. En 1942, au moment où le New York Times publiait son entrefilet en page 10 (la première page étant consacrée à un scandale mineur impliquant l’Hôtel de Ville de New York – bonjour les priorités), le gouvernement américain connaissait l’existence de ces camps. Le Département d’État savait que deux millions de Juifs avaient déjà été massacrés.
Pourtant, aucune publication, à part le Times, n’en souffla mot. Ni Time, ni Newsweek, ni Life.
Pourquoi? Parce que l’Amérique était en proie à un antisémitisme rampant. Dans les années 30, les compagnies de téléphone refusaient d’embaucher des Juifs. Les trois gros fabricants d’automobiles refusaient d’embaucher des Juifs. Les universités refusaient d’accepter des Juifs dans leurs facultés de santé. Bref, les Juifs étaient traités comme des sous-hommes.
Au début de 1944, des porte-parole d’organismes juifs supplièrent le président Roosevelt de bombarder les fours à gaz nazis. Celui-ci refusa, préférant détruire des raffineries situées à 15 KILOMÈTRES des principaux camps de concentration. C’était plus stratégique, disait-on. Résultat: pendant que les bombardiers américains survolaient les fours à gaz, ceux-ci fonctionnaient à plein régime, tuant des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants au vu et au su de tout le monde.
Au cours des prochains jours, le monde entier se souviendra de l’Holocauste. Nous condamnerons les atrocités nazies et saluerons le courage des Juifs.
Espérons que nous en profiterons aussi pour dénoncer le silence des trois singes, qui savaient mais ne bronchaient pas.