Jeudi dernier, Le Journal de Montréal consacrait sa une à Claude Léveillée, qui se remet péniblement des deux hémorragies cérébrales qui l’ont terrassé il y a un an.
On apprenait que l’auteur-compositeur-interprète aimerait rentrer chez lui, à Mirabel, mais qu’il devra rester cloué sur son lit d’hôpital, faute d’argent. En effet, le coût des soins à domicile (200 000 $ par année) est tellement élevé que l’auteur de Frédéric en sortirait ruiné.
Dès le lendemain de la parution de cet article, les témoignages de sympathie se sont multipliés. Plusieurs compagnies ont offert de l’équipement ou des produits à monsieur Léveillée, et une entreprise spécialisée dans les soins à domicile a même proposé de lui offrir ses services pendant un an, pour le quart du prix estimé par son entourage. "Nous sommes prêts à faire ça même si ça doit nous causer un déficit", a confié la présidente de la compagnie au journaliste Dany Bouchard.
Une question, comme ça: pensez-vous que cette entreprise aurait été aussi généreuse si Claude Léveillée était plombier ou peintre en bâtiment?
Le sort de monsieur Léveillée est extrêmement triste. Mais c’est celui de plusieurs dizaines de milliers de Québécois. Et avec le vieillissement galopant de la population, cette réalité risque de devenir de plus en plus courante. Il y aura de plus en plus de gens malades, et de plus en plus d’aidants naturels complètement débordés, pris en sandwich entre leurs enfants, qui sont à l’école, et leurs parents, qui sont à l’hôpital.
Qu’on utilise la situation de Claude Léveillée (ou celle de Gilles Carle) pour sensibiliser la population et le gouvernement à l’importance d’investir de l’argent dans les soins à domicile est compréhensible. Ça risque même de faire avancer le dossier. Là où je commence à me sentir mal à l’aise, c’est lorsqu’on affirme que l’État devrait débloquer des fonds spéciaux pour prendre soin de ses artistes malades.
Oui, c’est triste de voir un artiste malade. Mais c’est aussi triste de voir un vendeur d’assurances malade, un propriétaire de dépanneur malade ou un conducteur de Zamboni malade.
Je ne veux pas minimiser la place qu’occupent les artistes dans une société. C’est important, des artistes. Mais les ingénieurs qui ont construit le pont Jacques-Cartier ou le pont Pierre-Laporte sont importants, eux aussi. Idem pour les ouvriers qui ont posé les boulons.
Mon père a travaillé toute sa vie dans une usine. Il mélangeait les couleurs dans une imprimerie – comme le père de Michel Tremblay. Dans un de ses livres, Michel Tremblay raconte que lorsqu’il était petit, son père l’a emmené dans une épicerie, il lui a montré une boîte de soupe Campbell, et il lui a dit: "Tu vois, le rouge, sur la boîte? Eh bien, c’est moi qui ai fait ce rouge. Il ne fallait pas qu’il soit trop pâle ou trop foncé. Juste le bon ton de rouge."
C’est ce que mon père faisait. Cinq jours par semaine, de quatre à minuit. De sa sortie de l’école jusqu’à sa retraite.
Il n’était pas reconnu dans la rue, il n’était pas invité aux grandes premières, il n’avait pas la meilleure table lorsqu’il allait au restaurant, les doormen ne le faisaient pas passer devant tout le monde quand il faisait la queue devant une salle de spectacle. Il bossait de façon anonyme.
Eh bien, le jour où il sera malade, j’espère que l’État trouvera des sous pour qu’il puisse couler des jours paisibles chez lui, entouré des siens, même s’il n’a jamais écrit une chanson, ou un roman, ou un scénario. Et même s’il n’a jamais animé une émission à la télévision.
On demande souvent aux gens qui sont leurs héros. Mes héros à moi, ce sont les hommes et les femmes qui, chaque jour, se décarcassent pour faire vivre leur famille. Ils paient leurs impôts. Ils élèvent leurs enfants. Ils bossent dur et triment fort, loin des projecteurs. On ne leur envoie jamais de lettres, on ne salue jamais leur travail, on ne monte pas aux barricades lorsqu’ils perdent leur emploi.
Mais ce sont quand même des citoyens honorables.