Ondes de choc

Deep Throat (1972-2005)

La semaine dernière, grâce au magazine américain Vanity Fair, l’un des deux plus grands mystères de l’histoire du journalisme a enfin été résolu. Nous connaissons maintenant l’identité de Deep Throat, la fameuse source secrète qui a permis à Bob Woodward et Carl Bernstein de dévoiler les dessous du scandale du Watergate.

Reste maintenant un dernier mystère à résoudre…

Où est passé le journalisme d’enquête?

A-t-il été kidnappé? Est-il mort? S’est-il caché en attendant le moment propice pour effectuer un retour spectaculaire?

Chaque fois qu’un adepte de Noam Chomsky affirme que les États-Unis ne constituent pas une démocratie, je pose toujours la même question: "Vous en connaissez beaucoup, vous, des pays où le président a dû démissionner à cause des écrits de deux journalistes de moins de 30 ans? Pas à cause d’une révolution armée, non, mais à cause d’une série de reportages?"

La faiblesse de mon argument est que tout cela s’est déroulé il y a 30 ans, à une époque où les journaux misaient beaucoup sur l’enquête.

Or, aujourd’hui, l’enquête a pratiquement disparu des pages de nos quotidiens.

Prenez les journaux du Québec, par exemple.

Bien sûr, il y a des exceptions. La longue infiltration des Raëliens par deux reporters courageuses du Journal de Montréal, par exemple. Mais on peut dire qu’en règle générale, l’enquête est devenue l’enfant pauvre du journalisme.

On préfère maintenant miser sur les chroniqueurs, les columnists, les donneurs d’opinions (comme votre humble serviteur).

C’est important, des donneurs d’opinions. Mais pour qu’un donneur d’opinions professionnel puisse donner ses opinions professionnellement (sous la lumière des projecteurs), il faut que des journalistes d’enquête fouinent, fouillent et débusquent des faits (dans l’ombre).

Le hic, c’est que ça coûte cher, faire du journalisme d’enquête. Il faut libérer un journaliste, et lui permettre de fouiller son sujet pendant plusieurs mois, parfois sans écrire une seule ligne. Quel journal est prêt à faire ça, maintenant?

Le journalisme ne vit pas en vase clos, dans une petite bulle de verre, il est victime des mêmes modes que le reste de la société. Or, aujourd’hui, la mode est au court terme. Minimum d’investissement pour maximum d’impact.

Résultat: le dossier a remplacé l’enquête.

À première vue, les deux se ressemblent. Ils ont le même goût, la même odeur, la même apparence. Mais lorsqu’on y regarde de plus près, on se rend compte que leur valeur nutritive n’est pas du tout la même. L’un est de la margarine, et l’autre, du beurre.

L’enquête nous fait découvrir des faits nouveaux, cachés, inédits. Le dossier récapitule des faits connus.

L’enquête dévoile. Le dossier analyse.

L’enquête fouille. Le dossier survole.

Comment distingue-t-on les deux? Simple: le dossier (genre: Les 50 ans du four micro-ondes) tente souvent de nous faire oublier son manque de substance par une surenchère formelle – des graphiques, des tartes trois couleurs, une profusion de petits textes qui nous donne l’impression qu’on a fait le tour de la question.

Et savez-vous quoi? C’est ce qu’on fait la plupart du temps. On fait le tour de la question, on tourne autour, on parle de.

Pourquoi pensez-vous que nos quotidiens se pètent les bretelles avec leur nouveau look, leur nouvelle maquette? Parce que ça donne l’impression qu’il se passe quelque chose en leur sein.

Le plus triste là-dedans, c’est que les salles de rédaction du Québec regorgent de journalistes qui n’attendent qu’un signe de leur supérieur pour se lancer corps et âme dans une enquête approfondie. Malheureusement, ces émules de Bernstein et de Woodward passent leurs journées à couvrir des conférences de presse, à rédiger des dossiers, à ronger leur frein.

Trois ans de ce régime, et le reporter le plus ardent se transforme en rond-de-cuir bedonnant, mégot dans la main gauche et café froid dans la main droite.

C’est d’autant plus dommage que la bonne santé d’une démocratie se calcule à deux choses: la capacité à débattre, à confronter des idées (sur ce point, le Québec va très bien, merci).

Mais aussi – et surtout – la possibilité, la capacité et la volonté de débusquer la vérité là où elle se cache.

Or, aujourd’hui, la vérité n’a rien à craindre. Elle peut dormir tranquille, dans l’obscurité la plus complète, personne ne la dérangera.