Je ne suis pas très fort en mathématiques. En fait, je suis pourri. Il n’y a rien qui me donne plus mal à la tête que la vue d’une série de chiffres.
Pourtant, malgré ça, malgré mon "analphabétisme mathématique", je suis quand même capable de voir la différence entre 25 millions et une couple de milliers.
Vingt-cinq millions, c’est plus gros.
Beaucoup plus gros.
Depuis son apparition il y a 25 ans, le sida a fait 25 millions de morts.
Un million de morts par année.
Pendant ce temps-là, selon les spécialistes des questions internationales, 2929 personnes sont mortes dans des attentats terroristes depuis le 11 septembre 2001 – soit un peu plus de 580 par année.
Un million de morts par année, versus 580.
Pas besoin d’être John Nash (le héros du film A Beautiful Mind) pour se rendre compte que le premier phénomène est plus menaçant que le second.
Pourtant, tout ce qu’on entend, ces temps-ci, c’est qu’il faut lutter contre le terrorisme.
Et le sida, lui?
Ah, c’est vrai, j’avais oublié: le sida dévaste les pays du Tiers-Monde – l’Afrique, les anciennes républiques soviétiques. Des pays où il n’y a pas de pétrole…
Des pays qui ne pèsent pas lourd dans la balance géopolitique.
Et puis, si les Africains ne veulent pas crever du sida, ils ont juste à se mettre des condoms et à arrêter de baiser comme des lapins, non? Un peu de responsabilité personnelle, que diable! On n’est toujours bien pas pour les suivre à la trace et leur filer un petit morceau de caoutchouc dès qu’ils baissent leur pantalon!
Non, vraiment, le sida, on s’en fout.
Les Africains n’ont qu’à travailler s’ils veulent se payer la trithérapie.
L’important, l’urgence numéro un, maintenant, c’est la guerre aux terroristes qui menacent l’avenir de la civilisation.
Il faut écouter les conversations téléphoniques des gens, épier leurs allées et venues, lire leurs courriels, installer des caméras de surveillance dans les métros…
Oui, tout ça coûte cher. Oui, c’est plus dispendieux de lancer des satellites de communication dans l’espace que de distribuer des brochures, des condoms et des pilules en Afrique. Mais politiquement, c’est beaucoup, beaucoup plus rentable.
Que voulez-vous, c’est comme ça: la face d’un gros barbu enturbanné fait plus peur que l’agrandissement d’une photo de microbe. Ça punche plus, ça fesse plus.
Depuis septembre 2001, on ne cesse de nous rebattre les oreilles avec les bombes bactériologiques. "Ben Laden et ses sbires sont en train de fabriquer des bombes bactériologiques, ils vont nous lancer des microbes par la tête, des milliers de personnes innocentes vont mourir de la variole, il faut se préparer, s’armer, se donner les moyens de lutter efficacement contre cette menace inédite…"
Je m’excuse, mais qu’est-ce que le sida, sinon une bombe bactériologique qui est en train de nous péter en plein visage?
Vingt-cinq millions de morts, ce n’est pas suffisant pour vous?
Certes, ce n’est pas aussi spectaculaire qu’une poignée de Japonais qui meurent étouffés dans le métro après avoir respiré du gaz sarin, mais c’est quand même inquiétant, non?
On parle d’un continent décimé, dévasté! On prévoit qu’en 2010, il y aura 41 millions d’orphelins en Afrique!
Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le sida a tué 10 fois plus d’Africains que la guerre. Un Africain sur 12 est porteur du virus et/ou malade.
Vous imaginez ce qui arriverait si un Occidental sur 12 était séropositif? On installerait des caméras dans toutes les chambres à coucher du monde, on voterait des lois rendant le port du condom obligatoire, on installerait des systèmes GPS dans les sous-vêtements!
Mais ça se passe en Afrique, alors on s’en fout.
"Les gens entendent-ils les arbres qui tombent dans les forêts?" chantait naïvement le Canadien Bruce Cockburn. La réponse, bien sûr, est non. On n’entend ni les arbres qui tombent, ni les Africains qui crèvent.
Parce qu’on n’a d’oreilles et de yeux que pour les gratte-ciel qui s’effondrent.
Mais que les Africains gardent espoir. Qui sait? Si tout va bien, on va peut-être leur envoyer le petit Jérémy qui va leur chanter les louanges de Dieu…