Ainsi, Robert Lepage a décidé de fermer sa maison de production et d’aller tourner ses films ailleurs, à l’étranger.
Remarquez, je le comprends. Ça ne fait pas un ou deux refus que Lepage essuie auprès de Téléfilm Canada, mais cinq!
Cinq refus… Et pas pour un documentaire sur les poissons des chenaux ou un remake en 3D de Maria Chapdelaine, non, mais pour l’adaptation cinématographique de La Trilogie des dragons, une pièce de renommée internationale!
C’est ce qu’on appelle jeter ses choux gras…
Si Lepage n’est pas digne de recevoir de l’argent, franchement, je me demande qui l’est.
Pour Lepage, ce refus est une claque en pleine face donnée aux régions du Québec. Le message, selon lui, est clair: hors de Montréal, point de salut.
"Aussi bien mettre la clé dans la porte du Québec, aussi bien fermer la province, a-t-il dit. Ça va être moins compliqué pour Montréal…"
Lepage a-t-il raison? Son projet de film aurait-il eu plus de chances d’être financé s’il avait prévu le tourner à l’ombre de la Place Ville-Marie? Difficile à dire…
Mais une chose est sûre, cependant: Montréal en mène large. On a parfois l’impression que le Québec s’arrête aux portes du Plateau Mont-Royal.
C’est comme les mappemondes du Moyen-Âge: une fois dépassé les frontières de ce quartier, on tombe dans un gros trou béant rempli de monstres poilus et de bêtes mystérieuses…
Si j’habitais en région, j’en aurais vraiment ras le cul de voir des téléromans et des mini-séries qui se déroulent sur le Plateau. Ce n’est quand même pas le centre du monde, bordel!
C’est comme si le Québec était coupé en deux.
D’un côté, Montréal, là où les gens pensent, créent et réfléchissent. Et tout autour, un gros champ de blé anonyme où l’on fait pousser de la babouche et du maïs transgénique.
Ou vous habitez un loft luxueux à Montréal. Ou vous vous brossez le dos dans un baril à Saint-Glin-Glin-de-la-Trimouille, comme dans les vieilles pubs de Bell.
Bonjour la condescendance.
Pourtant, ça nous changerait de sortir de Montréal, de raconter autre chose que des histoires de squeegees toxicomanes ou de yuppies qui courent les 5 à 7.
Regardez le cinéma français.
Au début des années 90, le cinéma de nos cousins tournait en rond. Toujours les mêmes thèmes, toujours les mêmes histoires… Des copies recyclées de Lelouch, Rohmer et Sautet.
"T’as vu Didier? Il paraît qu’il a quitté Noémie pour Frédérique, qui a laissé Jean-Nicholas, qui baisait avec la maîtresse de Cristobal…"
Zzzzzz…
Or, qu’est-ce qui a sauvé le cinéma français du marasme? Qu’est-ce qui lui a donné une deuxième vie, un deuxième souffle? La région.
Le cinéma français a retrouvé son âme en fuyant Paris et en prenant ses distances avec la tour Eiffel.
C’était Robert Guédiguian et Marseille (Marius et Jeannette), Xavier Beauvois et le Pas-de-Calais (Nord), Bruno Dumont et Bailleul (La Vie de Jésus), Sandrine Veysset et Cavaillon (Y aura-t-il de la neige à Noël?), Manuel Poirier et la Bretagne (Western), Christian Carion et le Vercors (Une hirondelle fait le printemps), Jean Becker et les rives de la Loire (Les Enfants du marais), Yolande Moreau et Lille (Quand la mer monte), Éléonore Faucher et la région du Rhône (Brodeuses), etc.
En sortant des bistros enfumés de Paris et en prenant le large, le cinéma de nos cousins s’est réinventé. Il a traité d’autres thèmes, trouvé d’autres personnages, exploré d’autres pistes, posé d’autres questions…
Cette période, à mon avis, fut l’une des plus riches et des plus intéressantes de l’Histoire du cinéma français.
Rien de mieux que les voyages pour changer le mal de place et voir la vie autrement. Prenez La Grande Séduction de Jean-François Pouliot et Ken Scott, par exemple.
Ça ne vous faisait pas un bien fou de voir autre chose que les maudites ruelles du Plateau? Et que dire de Délivrez-moi, de Denis Chouinard, qui osait – gulp – nous montrer qu’il y avait de la vie hors de Montréal, dans les petites villes industrielles?
"Il faut fermer les régions", a déjà dit André Bérard, président du conseil d’administration de la Banque Nationale.
Maudite belle façon d’envisager le pays…