Petits velours

Changement de registres

On ne peut être femme et écrire à la première personne du singulier, paver ses textes de «je», «me» ou «moi» sans être taxée de narcissique, sans être renvoyée à l’image d’un nombril qu’on décrotte au vu et au su de tous. Marie Darsigny avance sans peur dans cet ouvrage qui dénonce au passage le sort qu’on réserve à ses semblables qui osent se raconter en public. Trente est un livre brutal, à la frontière du journal intime et de l’essai, une œuvre inclassable puisée à même ses colères, ses souffrances, ses déceptions, ses dépendances. C’est une autopsie de sa psyché livrée pour nous, la retranscription de ses pensées intrusives, un dialogue intérieur impudique, chaotique et généreux. L’encre des pages porte l’empreinte de ses larmes.

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L’ère emo a forcément laissé une empreinte sur sa prose: M. D. crée à contre-courant et à rebours un équivalent littéraire aux étoiles de traceur liquide au coin des yeux, aux crêtes de coq sur des tignasses faussement noires, aux disques de My Chemical Romance. Une esthétique qu’elle ressuscite comme autant de collages post-internet de son cru, des références visuelles qui résonneront fort auprès de ceux qui ont grandi avec MySpace et autres MSN Messenger. Parce que, oui, ce livre est illustré.

Comme Arcan avant elle, écrivaine qu’elle porte en gloire et à fort juste titre, Darsigny signe la chronique d’un suicide annoncé. Elle s’épanche sur le poids du temps qui passe, les plis que laisse sur son front et au coin de ses yeux son âge croissant. Le thème n’est pas neuf, et elle est la première à l’admettre, mais la poète montréalaise l’aborde avec vigueur et intransigeance, un sens du rythme indéniable et ce lexique créolisé, bilingue à la limite, qui choquera les puristes. On y découvre une voix franche, nouvelle, une artiste imprégnée de son art jusqu’à la moelle et qui dérangera comme Marie-Sissi et Vickie avant elle. Aux Éditions du remue-ménage.

 

Marque maison

Des motifs de dragons et des graphies tribales imprimées sur des chemises ajustées, des téléphones à clapet brandis comme autant de trophées. Les gars de Qualité Motel, cousins mottés autoproclamés de Valaire, embrassent l’esthétique néo-kitsch à pleine langue sur la pochette de leur plus récent disque compact. Ils nous présentent C’est pas la qualité qui compte, un album qui accote aisément n’importe quel millésime de Danse Plus, un CD qui exalte autant qu’une compile gravée et minutieusement puisée à même les confins de Kazaa.

 

All rights reserved
photo : Dominic Lachance

Une pléiade de disciples unissent leurs forces sur cette offrande prodigieusement coucoune, fofolle mais diablement bien produite. Karim Ouellet, collaborateur régulier des bros de Sherby, crooner fleur bleue de son état, y chante l’Amour, encore, toujours, mais avec une pointe d’autodérision qu’on ne lui connaissait pas.

Tomber en amour c’est cool
C’est mieux que de tomber tout court
C’est mieux qu’une claque dans face (bis)
C’est mieux qu’une pelle dans le front

D’autres moments forts? L’infopub pharmaceutique de Jimmy Hunt (Personnelle) destinée aux palmarès de Radio Jean Coutu, la sulfureuse ballade pour cannibales de Fanny Bloom et Marie-Élaine Thibert, la voix d’Eman, force tranquille d’Alaclair et MC constant, posée sur des rythmes funky à faire pâlir d’envie un jeune Snoop Doggy Dog. Sans surprise, Maybe Watson et Ogden s’invitent aussi à la fête et sous la bannière de Rednext Level, arrachant les rires dans une ritournelle muscle pop bien huilée, complètement deuxième niveau, critiquant subtilement et par la bande une certaine dépendance à l’automobile.

Lary Kidd, Koriass et Fouki complètent l’alignement hip-hop, mais c’est vraiment Sarahmée, rappeuse québ ô combien sous-estimée, qui leur dame le pion, armée d’une plume parfaitement affûtée, la sienne, mordant dans ses mots avec une force nouvelle. Puisse cette plage, ce cadeau emballé dans des petits motifs dance volontairement datés, lui permettre de se faire connaître et respecter d’un plus vaste public.

C’est pas la qualité qui compte (Costume Records) porte mal son nom, tous l’auront saisi, et sort le 2 novembre. Lancement au Club Soda (Montréal) le soir même et 20 jours plus tard à L’Anti de Québec.

 

Sur la pointe des pieds

Virginie Brunelle est une spécialiste du duo, une dissectrice du couple, quel qu’il soit. La chorégraphe revient en scène cet automne, mais là où on l’attendait le moins, sous l’égide d’Eric Gauthier, ballerin reconverti et Allemand d’adoption. Elle présente une pièce de son cru, carte postale de 20 minutes, dans le cadre d’un quadruple plateau confectionné à Stuttgart. C’est là que le Québécois, méconnu en ses terres, a refait son nid. C’est là, à une petite centaine de kilomètres de la France, que la Montréalaise a su apprivoiser une équipe d’interprètes qui lui étaient étrangers, les employés de Gauthier Dance, chairs fraîches qu’elle aura sculptées de son vocabulaire, de ses gestes.

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photo : Regina Brocke

Où qu’elle soit, Brunelle reste Brunelle. Sa danse est un condensé de colère enveloppé dans un gant de soie, un amalgame habile de chutes et de portées. J’ai découvert son esthétique contrastée, aussi athlétique qu’introspective, avec Le complexe des genres il y a plusieurs années. Un spectacle si marquant que l’affiche trône encore sur mon mur de salon, ultime trace, l’image de cette femme et de cet homme entrelacés en araignée, se fondant l’un dans l’autre jusqu’à en altérer leurs chromosomes. Des X et des Y qui tournoient dans une valse infinie, jusqu’à se perdre. Une image forte.

Autant dire que mes attentes sont grandes pour cette nouvelle pièce, mais je la sais capable d’honorer de telles promesses. Virginie est une grande chorégraphe, la digne héritière de Dave St-Pierre, diront certains, bien que la prémisse de Beating soit infiniment plus douce, plus tendre que ce à quoi elle nous a habitués. Cette fois, elle s’inspire des recherches de l’Université de Californie à Davis, cette étude de 2013 prouvant que les cœurs de ceux qui s’aiment battent à l’unisson. Sa courte forme s’articule autour de cette idée, celle de la pulsation, de nos corps qui se froissent et tanguent sous le poids d’une infatuation. À voir jusqu’au 3 novembre au Théâtre Maisonneuve (Montréal) et le 13 novembre au Grand Théâtre de Québec.