À seize ans, se dire que le fric, faut faire avec. En commençant à faire son budget, se dire qu’on ne se questionnera jamais sur deux type de dépenses: l’essence et la lecture. Et, effectivement, dépenser sans compter en sans plomb, en magazines, en bouquins de toutes sortes. En fait, l’essence et la lecture, qu’est-ce? C’est le voyage.
J’ai beaucoup lu. J’ai beaucoup roulé. Tout en toujours connaissant mes limites.
L’armée canadienne fait face à la plus importante poursuite de son histoire. Des militaires réclament 60 millions de dollars, affirmant avoir été rendus malades lors de missions à l’étranger: "Environ 25 soldats ont déposé des poursuites individuelles disant avoir souffert de stress post-traumatique et de problèmes psychologiques. La liste des militaires, qui continue de s’allonger, inclut des membres en poste au sein des forces armées ainsi que d’anciens militaires. La plupart d’entre eux ont été impliqués dans des opérations de maintien de la paix à travers le monde. Parmi les 25, on compte quatre Albertains et trois Ontariens. Les autres sont tous des Québécois", explique une dépêche de la Presse canadienne.
"Stress post-traumatique"? "Problèmes psychologiques"? Attendez, là. On parle de militaires, de personnes qui ont choisi d’embrasser cette carrière qui, nécessairement, implique un travail sur le terrain. Ces poursuivants étaient-ils trop idiots pour simplement concevoir qu’ils auraient à vivre de troublants événements en choisissant de s’engager? Hey les filles, hey les gars!, les publicités des Forces armées, quant elles cherchent à recruter, c’est justement de la publicité. Vous ne vous renseignez pas avant d’accepter un job, vous?!
Si cette poursuite me fait réagir ainsi, c’est que j’ai encore en tête, des semaines après l’avoir vu, l’excellent documentaire War Photographer, diffusé dans le cadre de la série L’oil ouvert, à Télé-Québec. Ce documentaire dresse le portrait de James Natchwey, photographe de guerre et humaniste, tombé dans la soupe en étudiant le travail des photographes de la guerre du VietNam (ceux-là même qui, plus que les journalistes, ont renversé l’opinion américaine); il semble avoir, depuis, tout couvert, depuis le début des années 1980: Salvador, Nicaragua, Guatemala, Gaza, Israël, Indonésie, Thaïlande, Inde, Sri Lanka, Afghanistan, Philippines, Corée du Sud, Somalie, Soudan, Rwanda, Afrique du Sud, Russie, Bosnie, Kosovo, Roumanie, Brésil, États-Unis… Il semble avoir raflé, et à plusieurs reprises, l’ensemble des plus prestigieux prix du monde du photojournalisme.
Dans ce documentaire, l’on apprend que Natchwey a décidé de devenir photographe de guerre longtemps après avoir commencé à pratiquer son art. Il y a réfléchi. Il a pensé et pesé les conséquences. Il a fait un choix. Et le vit jusqu’au bout, année après année, guerre après guerre. Non, il ne lui vient pas à l’idée de poursuivre les magazines qui l’emploient pour "stress post-traumatique" ou "problèmes psychologiques"!
Cette poursuite idiote des militaires canadiens participe à tout ce mouvement de déresponsabilisation de l’individu. Elle n’est, en fait, en rien différente de ces massifs États-uniens, raillés par tous, et qui poursuivent actuellement la chaîne McDonald’s pour leur surplus de poids.
"Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près du sujet"… War Photographer s’ouvre sur cette citation, qui n’est pas sans rappeler l’échange entre les photographes Raymond Depardon et Henri Cartier-Bresson, sur le parvis de Notre-Dame, le jour de l’enterrement de De Gaulle, et dont j’ai déjà parlé dans cette colonne. C’est bien de cela qu’il s’agit: il faut se rapprocher du sujet. Et d’abord de soi, connaître ses limites.
Quand j’avais seize ans, disais-je donc, je m’étais juré ne jamais compter mes dépenses en ce qui concerne l’essence et la lecture, tout au long de ma vie. Sur la route, comme dans mes choix de lecture, par contre, il y a des limites – les miennes – que je n’ai jamais franchies. Mesdames et messieurs que l’armée a marqué pour 60 millions de dollars, vous ne vous étiez jamais donc interrogés avant de vous engager? Vous me faites un peu pitié. Et un peu rire aussi. Mais vous ne me faites pas sourire. Trouvez donc, sur le Net ou ailleurs, les photographies que Natchwey a ramené de toutes les dernières guerres… l’envie vous passera peut-être de toucher cet argent que vous réclamez.