Pop Culture Gatineau

Comme une envie d’applaudir

"Le gouvernement du Canada a lancé en 1999 l’Initiative nationale pour les sans-abri, une mesure d’une durée de trois ans destinée à favoriser l’accès, par les collectivités, aux programmes, services et mesures de soutien permettant de réduire l’itinérance dans toutes les régions du Canada.

Le gouvernement du Canada a renouvelé l’Initiative nationale pour les sans-abri pour une autre période de trois ans, grâce à un investissement de 405 millions de dollars. Les collectivités pourront compter sur une aide supplémentaire afin de poursuivre la mise en oeuvre de mesures qui favoriseront l’autonomie des particuliers et des familles."

Je vous épargne la suite de ce communiqué de presse émis par le gouvernement canadien cette année… Peu laconiques et propagandistes par nature, les communiqués ne présentent que peu d’intérêt, sauf pour les journalistes. Il reste que celui-ci fait quand même drôlement plaisir à lire et qu’il rassure, aussi.

Au-delà simplement du caractère gauchiste sympa du geste, il faut percevoir que l’on comprend de plus en plus que la qualité de vie des plus démunis d’une société influence celle de tous. Un pays qui fait l’impasse sur ce fait se prépare des lendemains qui déchantent… Si vous vous êtes baladés sur la Côte d’Azur ces dernières années, vous savez ce dont je parle…

Au début de l’année 2002, il avait beaucoup été question des politiques sociales, et les sans-abri avaient été à l’avant-scène. Aujourd’hui, il est beaucoup question de coupes dans les politiques sociales, mais bien peu de ceux-là que l’on nomme pudiquement en France, les SDF (Sans domicile fixe). Pour mémoire, parce que le moment s’y prête, pour ne pas oublier (parce que c’est facile d’oublier, de balayer…), je republie ici l’extrait d’une chronique qui avait alors beaucoup fait réagir… Parce que, je le répète, le moment s’y prête. Plus que jamais peut-être.

Merci de relire, pour rien.

***

À la fin de son spectacle Rien, Pierre Légaré déclarait ceci aux spectateurs (cité de mémoire): "Merci d’être venus "pour Rien". Les portes de la salle vont maintenant s’ouvrir. Le vrai spectacle va commencer."

(…)

Tu ne diras à tes lecteurs ce que tu aimerais qu’ils pensent du seul sujet dont il vaille la peine de parler cette semaine. Tu ne diras pas vraiment le fond de ta pensée concernant les politiques sociales. Surtout, tu ne diras pas ici ce que tu penses de la situation actuelle des sans-abri. Le sais-tu seulement toi-même?

C’était une idée comme une autre. Tu finissais d’enseigner à l’Université d’Ottawa, l’été 2001 commençait. Et tu venais d’avoir 30 ans.

En parfait accro du travail, jusque là habitué à des semaines fort chargées, tu cherchas à occuper la vingtaine d’heures hebdomadaire que te laissait ton travail de rédac’chef du journal Voir, après le semestre universitaire. Pourquoi ne pas approfondir encore un peu la photographie qui, après tout, restait ta troisième passion après l’écriture et l’enseignement? Sujet: les sans-abri (la crise du logement en Outaouais t’avait soufflé tout naturellement le sujet). Trois étapes: Ottawa, Montréal et Toronto.

Depuis toujours tu jugeais qu’il y a quelque chose d’indécent à la photographie, comme au journalisme: on "charge" un appareil-photo, on "arme" le déclencheur, on "braque" un objectif sur quelqu’un (on dit "shooter" quelqu’un), on "fait" une personnalité, on "descend" un artiste. Les mots et les images sont des armes, des armes maniées trop souvent par des soldats inconscients. Le jargon du métier est guerrier.

Puis, une magie opère. On "touche" quelque chose.

Depuis toujours tu pensais qu’il y a quelque chose d’indécent à la photographie.

D’indécent et de sublime. Tu allais être servi!

Tu ne diras ici ni la lumière de certaines rencontres que tu fis cet été-là, ni l’angoisse de certaines situations. Tu ne diras pas l’impératif des bons hôtels et des bons restos quand on passe ses journées et une partie de ses nuits dans la rue. Ni le paradoxe aiguë du gigantisme arrogant des buildings et de la petitesse de la misère. Tu ne diras pas l’absurde et l’arbitraire des programmes de réinsertion et de lutte à la pauvreté.

Tu veux simplement dire le dérisoire des pièces données distraitement par les passants aux mendiants, ne pouvant t’empêcher de penser au sadisme d’un ami de Baudelaire qui s’amusait à distribuer de la fausse monnaie à ceux-ci en se réjouissant à l’avance de la douloureuse surprise qui, succédant à la joie, les attendait au détour, quand viendrait le moment de payer quelque chose. Tu veux simplement dire le dérisoire des pièces données distraitement par les passants aux mendiants, aussitôt bues ou goulûment dévorées. Qui a dit que, depuis la faillite de l’Église, la bonne conscience ne s’achetait plus?

Tu veux dire les marques si particulières laissées sur les visages de la rue par le burin du temps et du froid des nuits. Tu veux dire les yeux aux semblables regards, à tel point qu’il ne te fut pas rare de croire recroiser les mêmes miséreux d’une ville à l’autre.

Tu veux dire l’odeur de la rue, indescriptible, mais qui colle à la peau de tous ceux qui l’habitent (qu’elle habite) depuis trop longtemps, cette même odeur quelle que soit la ville qui les habille.

Et la peur à laquelle on s’habitue. Et les yeux fuyants. Et les tremblements des mains et la voix qui s’éraille. Et la raison qui s’égare. Comme un réflexe de survie, comme un sursaut. Comme de la légitime défense.

(…)

Merci d’avoir lu pour rien. Vous allez refermer ce journal bientôt. Le vrai spectacle va commencer.