Les médias qui causent des médias? Pas vendeur, ça n’intéresse personne, voyons! Aucun intérêt public n’est en cause. Parler au public des modes de fonctionnement d’une entreprise de presse? Ne pas toucher… "pourquoi cracher dans la soupe?", comme le disait, sans rougir ni baisser le regard, un journaliste intervenant dans l’excellent documentaire Pas vu, pas pris, du Français Pierre Carles, documentaire dans lequel il filme, comme une mise en abîme, le processus de censure à la télévision française. Le documentaire en question a été présenté en Belgique et au Québec (Télé-Québec)… mais pas en France.
Et puis, depuis peu, des livres commencent à (ap)paraître sur le sujet: les médias, leur paresse coupable et complice, leur manipulation… Vous savez, il y a des trucs comme ça, ils sont "dans l’air du temps". C’était No Logo, la mondialisation et l’omniprésence omnipotente des marques il y a trois ans. C’était Bowling for Columbine et l’anti-américanisme (trop souvent primaire) il y a deux ans.
Ce sera maintenant Elvis Gratton III et les médias (oui, Falardeau l’a dit: le troisième chef-d’oeuvre (sic) règlera des comptes avec les journaleux), je vous le prédis. On sent l’eau frémir, de nouveaux galets sont jetés, régulièrement. Ils font, pour l’instant, plutôt un joli bruit, léger. Des ricochet qui effleurent la surface d’une eau dormante. Ce bruit deviendra sourd d’ici peu.
"L’information est devenue communication au sens le plus perverti du terme. Il ne s’agit pas d’apporter un fait brut et de le laisser à l’analyse du lecteur ou du spectateur, mais de le colorer (…) L’information crée le mythe social. (…) Le lieu commun est devenu la règle: le travesti est brésilien, la prostituée d’Europe de l’Est. (…) L’Iran est traité à travers la condition de la femme ou de la presse, la Belgique sera pour longtemps le pays de Marc Dutroux et par extension celui des réseaux pédophiles."
Le casseur est un punk, pourrions-nous ajouter.
"Selon la ligne éditoriale ou l’orientation du média, le paysan sera un pollueur ou un garant de la nature, l’écologiste un doux dingue ou un utopiste dangereux, et l’atome une énergie propre ou un Hiroshima en miniature."
Et le diable se prénomme parfois Saddam, parfois George.
Ce constat vient de l’ouvrage Tous manipulés, tous manipulateurs, de Jean-Marie Abgrall (éditions First).
Voyez-vous, ce qu’il y a de nouveau, c’est que ce genre de discours sort des départements de Communication. Il ne s’adresse plus qu’à des universitaires; il vise le public. Il répond à un intérêt grandissant. Et crée aussi, bien sûr, cet intérêt. Une lézarde apparaît.
Dans La barbarie de l’intelligence ou le Ground Zero de la pensée (texte publié dans Civilisation et barbarie, un collectif publié aux Presses Universitaires de France sous la direction de Denis Rosenfield et Jean-François Mattéi), ce dernier (Mattéi) expose: "On ne peut parler de morale là où le sujet, réduit au rôle de spectateur, ne perçoit que son propre écho dans le silence du réel. Telle est bien la leçon du 11 septembre selon Baudrillard: le spectacle du terrorisme s’est retourné en terrorisme du spectacle et la violence de la réalité en fiction de la violence. La terreur que nous avons ressentie devant les frappes meurtrières n’était pas, en tout état de cause, "réelle"; elle était, plus inquiétant encore, "symbolique", et risquait de conduire les États démocratiques, pour se protéger de leurs fantasmes, à se réfugier derrière une "mondialisation policière" (…) La barbarie intellectuelle apparaît quand l’homme refuse de regarder la réalité en face, et, par voie de conséquence, la terreur, dès lors que la réalité est terrible." En fait, pourrions-nous ajouter, la virtualité des récentes guerres américaines tue l’homme une seconde fois; ne le tuant pas "réellement" (absence de cadavres aux écrans: on ne le "montre" pas), elle lui nie jusqu’à la possibilité de se faire tuer. Donc d’exister. Par le biais médiatique, bien entendu, qui constitue la seule fenêtre que nous ayons sur ce qui se passe "là-bas".
Mais le crochet le plus percutant lancé à la gueule médiatique ces jours-ci, est le brûlot, pamphlétaire s’il ne s’appuyait sur autant de faits avérés, Bien entendu… c’est off, publié chez Albin Michel. Le plus percutant, dis-je, parce qu’il émane "de l’intérieur", d’un observateur privilégié: Daniel Carton, journaliste politique notamment au Nouvel Observateur et au Monde. Dans ce livre-témoignage, Carton démonte les mécanismes incestueux instaurés au fil des décennies dans le couple politico-médiatique: le Ministère de la Culture – transformé en véritable boîte de relations publiques pour le gouvernement français – qui offre aux journalistes, sur demande, des billets pour la Comédie française; les "universités d’été", avant la rentrée parlementaire, mises sur pied par les partis et auxquels sont conviés les journalistes, en des lieux joyeux, et qui sont plus prétexte à parler femmes et à consommer sans modération qu’à discuter dossiers politiques; les insidieuses invitations à dîner, le soir, avec les époux et épouses des politiques, créant par là des liens difficiles à défaire d’un coup de plume; la presse parisienne "inféodée, anesthésiée par les petits avantages et les grands voyages"… j’en passe et de meilleurs.
Ce livre se lit comme un roman. Un roman noir. On n’en ressort pas vraiment indemne.
Il ne sera que le premier d’une série sans doute savoureuse et troublante.
(Pour ceux intéressés par une analyse plus " universitaire " de la situation, lire Médias et démocratie – Le grand malentendu, d’Anne-Marie Gingras, publié aux Presses de l’Université du Québec.)
"Une odeur de purin" flotte sur le métier, pour reprendre l’image de Jean-Paul L’Allier, maire de la ville de Québec, cité dans un tout autre contexte, mais qui mettait aussi en cause le travail des médias.
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"Il continue à parler. Les vannes sont ouvertes. Vingt ans à se taire. À dire comme les autres que la lutte de classes est finie, que depuis la chute du mur il n’y a pas d’alternative à la social-démocratie, ersatz du libéralisme social, le capitalisme est forcément triomphant, le marché forcément sauvage, la gauche forcément à droite, et la droite à sa place. Vingt ans à ne pas lutter, à se moquer de ceux qui luttent, à aller bouffer dans les bons restos, à écouter du rock alternatif pour se croire rebelle. (…) À râler devant le Journal télévisé, puis à ne plus râler. À devenir muet."
C’est là le personnage de Nico qui pense, un journaliste qui découvre soudainement combien il fut manipulé au cours de sa vie professionnelle.
Il vit dans un roman de Denis Robert, ex-journaliste à Libération et l’un des meilleurs connaisseurs européens de la lutte contre la délinquance financière.
Le livre s’appelle Une ville (éditions Julliard, 2003).
Un roman? Vraiment?