Léon Lafleur, Bernard Loiseau, David Kelly: trois destins qui se ressemblent, trois vies fauchées la même année, à peu près de la même façon. Pour un peu que sociologues et journalistes fassent le rapprochement, 2003 restera vraiment, notamment, comme l’année des suicidés des médias. L’affaire Pierre Bérégovoy avait permis déjà d’entamer une réflexion quelques années plus tôt. Rappelez-vous la métaphore canine au sujet des médias, de François Mitterrand…
Dans chacun des cas, oui, ce constat lourd: le rôle des journalistes a pesé. Beaucoup.
Léon Lafleur, directeur-général de la Résidence Saint-Charles-Borromée.
Bernard Loiseau, célèbre chef français.
David Kelly, expert en armes de destruction massive.
Dans chacun des cas, c’est malheureusement d’abord de cette façon que se concevaient ces hommes importants: par un titre professionnel. En fait, c’est sans doute là que réside la clef de ces malheurs. Mis en cause par les médias dans ce qui les définissait, soit leur boulot, ces hommes ont craqué.
C’est une question que l’on devra se poser, peut-être plus que de mettre en cause la couverture médiatique elle-même: comment une société permet-elle qu’autant de personnes – des hommes pour la plupart – accordent autant d’importance à leur vie professionnelle, au point qu’elle en devienne leur vie, point?
Comment une société en vient-elle à restreindre ce que l’on est au titre que l’on porte, au point que si jamais ce titre s’écroule, nous n’existons plus?
Je me trompe peut-être, mais je n’imagine pas une femme poser le même geste dans les mêmes circonstances.
Dans le plus récent cas, celui de Léon Lafleur, un autre aspect est révélé, très sociologique également, en plus de celui de la définition exclusive par le statut professionnel: cette pratique voulant que l’on réponde par médias interposés. Qu’aurait-ce été, de la part du ministre Couillard, d’affirmer qu’il commenterait l’affaire après s’être entretenu avec Léon Lafleur? Je vais vous dire, c’est assez symptomatique de cette incapacité, encore une fois propre à beaucoup d’hommes, à régler les affaires "les yeux dans le yeux". On se réfugie derrière des conseils d’administration, des comités, comme on passe par les médias. Petites lâchetés. Parfois assassines.
Oui, l’affaire Léon Lafleur/Philippe Couillard met en lumière deux archétypes sur lesquels on devrait s’interroger. Bien plus que sur le rôle des médias.
Une éthique pas toc
C’est une tendance remarquable dans le domaine de l’économie actuelle. Elle balbutie encore, elle naît, mais elle s’inscrit déjà dans l’histoire économique occidentale; c’est un démembrement du capitalisme, d’accord, puisqu’elle s’appuie sur l’un de ses piliers (les investissements boursiers), mais c’est aussi une tendance qui prend des résonances sociologiques, et sociales surtout, qui méritent que l’on s’y attarde. C’est enfin une nouvelle étape du commerce équitable et du développement durable, amorcée il y a deux décennies, et qui prend une ampleur résolument mondiale, avec un indice boursier à Wall Street (l’indice de valeurs socialement responsables DSI 400) et un engouement canadien grandissant.
De plus en plus d’investisseurs, jusque là plutôt plus "petits" que "grands", réclament de leurs courtier ou conseiller financier des placements "éthiques". Le paysage des valeurs mobilières serait-il en train de se modifier? En fait, la situation évolue au point que des compagnies de courtage se spécialisent aujourd’hui en placements "éthiques" ou "socialement responsables. Il s’agit de s’assurer, pour l’investisseur, que l’utilisation que le fera de son fric ne sera en rien "douteuse" (tabac, travail des enfants, exploitation des travailleurs, grands pollueurs, armement, tests sur les animaux, etc.) Il s’agit pour lui de donner une autre dimension à ses placements. En faire, plus qu’un simple choix rentable ou qu’un choix politique (comme les REER du fonds de solidarité de la FTQ, par exemple), un choix social qui met en jeu d’autres paramètres (notamment écologiques) que ceux pris en compte par les stratégies traditionnels de placements (profit/rentabilité).
C’est Sour Nicole Reille, de la congrégation Notre-Dame, en France, qui a lancé l’idée de l’investissement économique éthique, en Europe, dans les années 1980. Elle racontait l’anecdote suivante au quotidien La Presse: "À ma première rencontre avec nos sours des pays du Sud, elles nous disaient: j’espère que quand vous placez votre argent, vous ne le faites pas dans ces multinationales qui nous écrasent".
L’inquiétude, c’est que ces fonds ont des rendements généralement inférieurs à ceux des fonds plus classiques. Que font donc les entreprises "non-éthiques" pour accumuler ainsi des profits supérieurs aux autres? Est-il si loin le jour où, collectivement, les investisseurs – et les consommateurs – acquérront une conscience plus globale? Il apparaît certain que la tendance à l’investissement éthique en est une avec laquelle les entreprises de demain devront composer. Les petits crimes ne paieront pas toujours.