Prise de tête

Parlons d’externalités négatives, voulez-vous?

Onze personnes sont mortes de la légionellose à Québec, une maladie qu’on dit causée par un mauvais entretien des systèmes de climatisation des édifices. Leurs propriétaires ont, semble-t-il, été négligents. J’y reviendrai plus loin.

Pour le moment, rappelons-nous que depuis trois décennies environ, un lieu commun de la conversation démocratique consiste à faire une critique souvent acerbe de l’État interventionniste et notamment des services publics qu’il dispense. Il y a trop d’État, dit-on en substance, ses interventions sont typiquement néfastes, nos services publics sont trop coûteux, ils sont inefficaces, de mauvaise qualité, en plus d’être grandement responsables d’une dette catastrophique. Et puis, n’est-ce pas, les fonctionnaires, syndiqués, sont trop payés et surprotégés, et ils sont moins motivés et efficients que les travailleurs œuvrant au privé. Conclusion? Le marché laissé à lui-même saurait mieux accomplir ce que le secteur public accomplit si mal et le recours au privé serait partout préférable.

On croirait, tant tout cela est partout répété comme autant d’inattaquables évidences, qu’il n’y a pas de contre-discours possible à ces propos. Et il est vrai que dans ce qui est de moins en moins une conversation démocratique, dans les grands médias notamment, on n’entend guère de contre-arguments. Il y en a pourtant et il devrait y avoir débat.

Que dirait donc ce contre-discours?

Il dirait d’abord qu’en 2008, nous sommes entrés dans une crise économique exceptionnellement longue et dure dont souffrent d’innombrables personnes et qui est justement, en grande partie, la résultante de la vision du monde promue par les idées que j’ai rappelées. Or cette crise signifie que cette vision du monde, avec à son centre le mythe d’un marché rationnel, s’est, pour reprendre le mot d’Alan Greenspan, l’ex-président de la Fed, «écroulée».

Ce contre-discours dirait aussi que même les plus chauds partisans du marché reconnaissent l’existence de ce qu’on appelle des déficiences du marché: en un mot, ce qui est généré par lui peut n’être pas optimal. Cela se produit, par exemple, si l’information dont disposent les contractants est inégale (asymétrique). Ou encore quand le contrat passé entre eux a, c’est typique, des effets sur des tiers, voire sur la collectivité, mais que ce contrat ne les prend pas en compte. Ces effets sont appelés des externalités et certaines sont néfastes (négatives). Tu m’achètes du pétrole que X transporte: mais ce pétrole pollue et tout le monde en ressent les effets, dont nos ententes ne tiennent pas compte. (Passons pieusement sous silence le fait que c’est la collectivité qui entretient une armée pour maintenir la «stabilité» dans la région où se trouve le pétrole.)

Ce contre-discours dirait encore que le marché encourage la compétition entre humains, plutôt que la coopération; qu’il incite à se comporter en parfait salaud si on peut le faire sans risque d’être pris. Mieux: il contraint à le faire puisque si, ce faisant, les profits augmentent, votre concurrent, lui, le fera et vous mettra en faillite.

De plus, il soulignerait que ces demandes de libéralisation du marché sont bien singulières. L’État, qui ne devrait pas intervenir pour les services publics et pour le bien commun, est constamment sollicité à intervenir dans ce marché supposé libre en faveur des acteurs de l’économie: par des allégements fiscaux, par des subventions, par des ententes entre États et de mille autres manières. Mieux, ou plutôt pire: quand la fameuse vision du monde s’écroule, c’est l’État, et donc le public, qui vient renflouer ceux qui l’ont conduit à la catastrophe, par exemple, récemment encore, les banques.

Si le contre-discours était réellement exprimé, tout le monde dans notre société, en discutant de ces thèmes, devrait savoir toutes ces choses et les faire peser dans la balance de la conversation démocratique avant de prendre position. Est-ce le cas? J’ai de sérieux doutes. Qu’arriverait-il si, autour de vous, vous demandiez, par exemple, d’abord pourquoi il faudrait confier au privé les soins de santé, ensuite ce qu’est une externalité négative?

Revenons à ces cas de légionellose. Je n’en parle que de manière théorique et abstraite, bien entendu. Mais n’y aurait-il pas lieu, ici, de soulever l’hypothèse qu’on est peut-être là devant un cas de déficience du marché? Question injuste? Pourtant, songez à la vitesse avec laquelle on accuse le secteur public et ses carences quand, disons, des cas de C. difficile éclosent dans un hôpital.

Invoquer une carence du marché fournirait un cadre interprétatif possible des événements et cela mérite de figurer dans le débat public. D’autant qu’ici, l’ironie me semble assez marquée: ceux et celles qui réclament toujours moins d’intervention de l’État et moins de réglementation disent cette fois que c’est la faute à l’État qui n’a pas assez réglementé si l’entretien n’a pas été fait ou pas fait correctement.

Mais je crains fort qu’au bout du compte, l’affaire ne soit traitée comme une externalité négative. Au fond, c’est même déjà le cas puisque les malades sont soignés dans des hôpitaux publics. Et c’est probablement encore une fois le public qui ramassera le gros de la facture des dégâts causés par «une vision du monde», laquelle, à mon sens, et du moins par la manière dont elle est mise en œuvre dans le monde réel, est une escroquerie intellectuelle et morale.