Prise de tête

La Belle Dame impitoyable

Il était une fois un pays où vivait une Belle Dame impitoyable.

Elle n’appartenait à personne, mais était désirée par chacun et tout le monde dans le pays la courtisait.

La Belle, heureusement, avait le don d’ubiquité et était à chaque endroit où l’on se souciait d’elle, c’est-à-dire presque partout: il n’y avait en effet pour ainsi dire pas un laboratoire, pas une salle de classe, pas une famille, pas un parti politique, pas un média qui ne la courtisait, qui ne se réclamait d’elle et qui ne la recherchait amoureusement, à défaut de l’avoir trouvée. C’est que, chose étrange, personne ne la possédait jamais tout à fait.

Oh, bien entendu, la plupart des gens l’avaient, à un moment ou à un autre, répudiée, détestée, trompée et avaient espéré, ne serait-ce qu’un court instant, pouvoir se passer d’elle ou la dissimuler.

Mais ces moments d’égarement ne duraient guère, d’autant que la Belle était insensible aux appels à l’émotion, aux menaces ou aux désirs des uns et des autres: insensible, en un mot, à tout ce qui n’était pas elle. Chacun savait qu’à long terme, elle devait prévaloir: c’est pourquoi nul ne pouvait imaginer se passer d’elle.

Comment cela se fit-il? Nul ne le sait vraiment. Petit à petit, probablement. Sans qu’on y prenne garde. Sournoisement. Sans le vouloir. Par insouciance. Mais cela se fit.

Dans les laboratoires, par exemple, un nouveau dieu appelé argent finit par prendre de plus en plus de place: la Belle Dame se sentit à l’étroit, puis de moins en moins désirée.

Pendant ce temps, dans les écoles et les universités, on ne parla bientôt presque plus que d’emploi. La Belle Dame recula d’effroi, se fit plus discrète et de moins en moins présente. D’autant que certains, dans ces milieux, allaient jusqu’à nier son existence!

Dans la vie politique, on apprit à faire semblant de l’aimer tout en la méprisant. On en venait ainsi à l’imiter, à en fabriquer de savantes contrefaçons qu’on donnait pour elle. Certains le soupçonnaient; certains le déploraient; mais d’autres, les plus nombreux, se laissaient prendre à ces clinquants bibelots que de dangereux sorciers fabriquaient.

La publicité apprit ces leçons du politique et étendit son empire en les suivant à la lettre.

Des faiseurs d’opinion disaient la détenir et parlaient avec assurance en son nom, elle qui jamais ne s’était laissé enfermer.

On découvrit bientôt qu’une chose nouvelle prenait sa place. On l’appela cynisme. Il s’installa partout comme chez lui. Et avec lui la facilité, le mépris, la manipulation, les passions débridées. On bafouait la Belle impitoyable. On l’ignorait, on la blessait.

Le temps passa. Puis, un jour, elle disparut – ou du moins on s’aperçut soudain qu’elle n’était plus nulle part, ou peu s’en faut.

Certains s’en réjouissaient: comme tout devenait plus simple sans la Belle. Qu’elle avait été pénible, se disait-on, et encombrante, cette impitoyable, hautaine, élitiste et inhumaine Belle Dame. Comme tout était mieux sans elle. Et puis ses imitations faisaient parfaitement l’affaire et nous en offraient tous les avantages sans avoir à en subir un seul inconvénient.

Le temps passa. Le cynisme gagnait encore du terrain. Avec lui, aussi, progressivement, un profond et amer regret s’installa. C’est qu’on se rendait peu à peu compte, avec effroi, que plus rien n’était possible sans elle.

Un médicament, par exemple, était bienfaisant et nocif.

Un accusé était coupable et innocent.

Les choses allaient pour le mieux et pour le pire.

Une bataille avait été gagnée et avait été perdue.

Il fallait manger de ceci et ne pas en manger.

Un événement avait eu lieu et n’avait pas eu lieu.

Les choses étaient et n’étaient pas.

Cela ne pouvait plus durer. Bientôt on rechercha avidement la Belle Dame, dont on savait désormais qu’on ne pouvait se passer. Il fallait qu’elle revienne.

Où donc était-elle?

On la trouva enfin. On la supplia de revenir. Elle assura n’être jamais tout à fait partie.

— Si vous me cherchez, c’est que vous ne m’avez jamais vraiment perdue, dit-elle.

Elle continua:

— C’est bien ce que vous voulez? Que je revienne? Je ne fais pas de cadeau, vous savez. Et ce sera long et souvent douloureux avant que je m’installe de nouveau pour de bon chez vous.

— C’est ce que nous voulons. Revenez, madame la Vérité.

Elle répondit alors, avec un petit sourire narquois qu’on ne lui connaissait pas:

— Si c’est ce que vous voulez, fort bien, mais seulement si c’est ce que vous voulez… vraiment.