Prise de tête

Gygès

Y a-t-il des gens profondément surpris de ce qu’on apprend à la commission Charbonneau? Des personnes réellement renversées et troublées de constater qu’une part de nos élites politiques est corrompue? Qui apprennent, incrédules, que des pratiques immorales et criminelles sont à ce point répandues? Qui découvrent avec stupeur qu’un appât du gain que presque plus rien n’entrave est, dans notre monde, le grand moteur des actions humaines?

Pour ma part, je ne le pense pas. Et c’est justement le fait qu’il soit si généralement connu et admis que des conduites et pratiques immorales, voire criminelles, sont courantes et perdurent tant qu’elles ne sont pas connues, c’est cela, plus que ce que nous révèle la commission Charbonneau, qui est à mes yeux un phénomène vraiment troublant de notre époque.

On trouve dans Platon une magnifique histoire qui prend ici tout son sens. Elle met en scène un berger appelé Gygès qui découvre un anneau magique qui le rend invisible. Profitant de cette invisibilité, Gygès séduit la reine, tue son mari, le roi pour lequel il gardait un troupeau, et s’empare du royaume.

Si nous pouvions bénéficier de l’impunité que nous procurerait le fait d’être invisible, comment nous comporterions-nous? demande Platon à travers cette histoire. Y a-t-il pour des êtres humains d’autres motivations à agir moralement que la peur de la sanction sociale? Ce sont, reconnaissons-le, de bien belles questions.

Considérez à présent notre monde et nos institutions en gardant en mémoire le berger Gygès.

Le marché, cette institution économique dans laquelle nous vivons, nous met en compétition les uns contre les autres, récompense le fait de se comporter en parfait salaud si on le peut et pénalise même qui ne le fait pas par le seul fait qu’autrui le fera. Il est par ailleurs à peu près impossible de savoir, par ce signal appelé prix, ce que coûte à autrui ou à la nature ce qu’on consomme ou ce en quoi nous investissons. Au bout du compte, nous devons nous montrer agressifs pour survivre, avons tout à perdre à ne pas le faire et ne serons pas condamnés pour nos gestes. Voilà un formidable anneau de Gygès.

Considérez à présent le monde de la finance – les banques et autres institutions de ce genre: elles sont non seulement liées de toutes sortes de manières au monde criminel, mais elles en épousent et reproduisent largement les valeurs. On y retrouve ainsi la même recherche de profit à tout prix, la même ignorance des conséquences sur autrui des actions qu’on pose, la même absence de prise en compte de la souffrance qu’elles causeront.

Pour reprendre une analogie proposée par Joel Bakan dans The Corporation, comme les multinationales, ces désormais «personnes morales immortelles» ayant des droits souvent plus grands que ceux des humains de chair et d’os, ces institutions financières sont des entités pathologiques et même gravement atteintes. Considérez la crise économique qu’elles ont en grande partie produite en 2008, qui perdure depuis lors et qui a causé et cause encore des océans de souffrance. Considérez ces prédateurs de la finance qui l’ont alimentée; ces universitaires et ces intellectuels qui se sont vendus au plus offrant pour donner à des pratiques criminelles un vernis de crédibilité. Les voyez-vous? Les voyez-vous malgré l’anneau de Gygès qu’ils portent au doigt? Et remarquez-vous qu’ils demeurent, tous, impunis?

Considérez ces médecins achetés par l’industrie pharmaceutique; ces… Mais vous donnerez vous-mêmes facilement d’innombrables exemples.

Car Gygès, désormais, est presque partout. Il est souvent invisible parce que les institutions dans lesquelles nous vivons font en sorte qu’il le soit. Mais en d’autres cas, si vous le voulez, vous pouvez l’apercevoir. C’est qu’à l’histoire de Platon, il faut ajouter un détail: ce n’est pas seulement par un anneau que Gygès est aujourd’hui invisible, mais aussi, parfois, par le fait que tous nous fermons les yeux. Nous préférons ne pas voir. En partie parce que nous sommes tous pris dans la même terrible et délirante machine et que le spectacle est trop douloureux puisque Gygès… ce peut être chacun de nous.

Mais si on peut choisir de fermer les yeux, on ne peut pas décider de se boucher les narines. Gygès est peut-être parfois invisible, mais on le sent toujours: et si vous trouvez que ce monde a une odeur de mort et de pourriture, c’est que les civilisations, c’est comme le poisson: ça pourrit d’abord par la tête, plus exactement par le dedans de la tête.

Ce monde, en fait, à mon avis, ne tient plus que parce que des gens, ici et là, ne se plient pas aux injonctions des institutions dominantes, aux valeurs mafieuses qu’elles prônent et encouragent. Il tient par l’enseignante qui aime les enfants et veut les sauver par l’éducation; par le chercheur qui n’aspire qu’à connaître la vérité; par le journaliste que la corruption dégoûte et qui veut la dénoncer; par le juge ou l’avocate qui croit encore en la justice; par cet entrepreneur qui refuse qu’on le paie au noir; et par bien d’autres encore, mais vous donnerez vous-mêmes d’innombrables exemples.

C’est par eux que ce monde sera sauvé. S’il peut encore l’être…