Le 11 novembre 1918, est signé un armistice qui marque le début de la fin de la Première Guerre mondiale. C’est cela qu’on célébrera ce dimanche et qu’on commémore par un petit coquelicot, lequel, le saviez-vous, est un hommage à un poème de John Alexander McCrae (1872-1918), un médecin-poète de l’Université McGill. (La phrase «Nos bras meurtris vous tendent le flambeau / À vous toujours de le porter bien haut», qui figure dans le vestiaire du Canadien, en est tirée.)
On ne le sait pas assez, mais cette terrible guerre marqua aussi le début de la propagande moderne de masse et donna naissance à une industrie aujourd’hui florissante, celle des relations publiques.
Cette histoire mérite d’être contée: il me semble en effet qu’il soit difficile de pleinement comprendre le monde dans lequel nous vivons si l’on ignore totalement ces faits.
Revenons donc à l’année 1916, aux États-Unis. Le président Woodrow Wilson a été réélu, crucialement sur sa promesse de ne pas faire participer son pays à la guerre qui se déroule en Europe depuis deux ans déjà.
Mais, au début de 1917, cette entrée en guerre est décidée et l’on doit donc faire accepter cette décision à une population majoritairement contre cette politique et qui l’a expressément réaffirmé peu de temps auparavant.
Voilà une situation qui ne cessera plus de se poser dans les sociétés industrielles modernes: la démocratie étant un obstacle gênant pour l’implantation des décisions prises par une minorité qui sait ce qui est bon pour la majorité, comment la contourner?
Pour résoudre ce grave problème, Wilson mettra sur pied le Committee on Public Information, mieux connu sous le nom du journaliste qui le dirige, George Creel – d’où commission Creel.
En quelques mois, elle mobilisera tous les moyens possibles (radio, presse, télégraphe, affiches, notamment) pour faire changer d’avis l’opinion publique. Parmi ses innovations, ceux qu’on appellera les «four minute men», des personnages souvent connus de leur milieu (le médecin, l’avocat, l’instituteur) qui prononcent en public des discours de quatre minutes pour aviver la ferveur martiale. Il se prononcera, estime-t-on, plus de 7 millions de ces discours durant le travail de la commission Creel, laquelle connaîtra un immense succès et permettra aux États-Unis d’entrer en guerre. Hitler attribuera en partie la défaite de l’Allemagne à l’efficacité de la propagande américaine et n’oubliera pas la leçon le moment venu. Il ne sera pas le seul.
Parmi les membres de la commission Creel, on trouve Edward Bernays (1891-1995), double neveu de Freud et qui, avant de faire partie du comité, avait inventé diverses techniques originales de publicité associant un produit à un désir secret ou refoulé. Au sortir de Creel, il mettra ses talents au service de la fabrication de l’opinion publique par la propagande – il emploie lui-même ce mot – afin de permettre à ceux qu’il appelle la «minorité intelligente» de diriger la foule par un «gouvernement invisible». Il nommera le service qu’il offre aux gouvernements, aux entreprises et à qui peut se le payer «les relations publiques». Son meilleur et plus fumant coup, si j’ose dire, sera peut-être, travaillant pour l’industrie du tabac, d’amener les femmes américaines à fumer, doublant potentiellement ainsi les profits de ses clients.
La Première Guerre mondiale aura été le grand laboratoire du «viol des foules par la propagande» et aura permis de découvrir les conditions de sa remarquable efficacité. Elle aura donné le ton au siècle qui s’amorçait. L’Australien Alex Carey a bien résumé tout cela en disant du 20e siècle que «trois phénomènes d’une considérable importance politique l’ont défini». Le premier, disait-il, est «la progression de la démocratie», notamment par l’extension du droit de vote et le développement du syndicalisme; le deuxième est «l’augmentation du pouvoir des entreprises»; et le troisième, «le déploiement massif de la propagande par les entreprises dans le but de maintenir leur pouvoir à l’abri de la démocratie». J’ajouterais le mot «gouvernement» à ces phrases et elles me sembleraient alors pointer vers quelque chose de très important pour la compréhension de nos sociétés.
Regardez la publicité, omniprésente. Regardez le débat sur le gaz de schiste, chez nous. Voyez à qui appartiennent la plupart des grands médias. Regardez les élections américaines. Et ayez une pensée pour la commission Creel.
Notez, enfin, qu’il n’y a aucune conspiration dans ce que je décris. Tout cela est du domaine public, bien connu si l’on prend le temps de se renseigner. Les acteurs comme leurs intentions sont transparents. Ils sont ce que présupposent les institutions qui sont les nôtres, avec le résultat qu’on peut raisonnablement en attendre. Il est relativement facile de voir tout cela, de le voir dans toute sa nudité.
Je vous assure que ce n’est pas très joli.
Moins encore si on le rapporte à un idéal de démocratie délibérative où les citoyens ne sont pas de simples spectateurs médiocrement informés, mais sont plutôt en mesure d’échanger substantiellement sur des sujets qui leur importent et de prendre à leur propos des décisions qui ont de réelles chances d’être implantées par eux et elles.
À lire sur le sujet: http://www.histoiredesmedias.com/Les-gourous-de-la-com-Trente-ans.html
On ne dira jamais assez de mal des principes défendus par Edward Bernays….
Et pour continuer sur la manipulation de masse, l’économie behaviorale offre aujourd’hui au marketing des techniques particulièrement insidueuses et efficaces pour provoquer chez les consommateurs certains comportements voulus. Cette sous branche de l’économie et de la psycho s’attache en effet à comprendre et exploiter les erreurs de jugements, biais cognitifs et irrationnalités observés chez l’être humain (quelques lectures possibles sur le sujet: http://articles.businessinsider.com/2011-06-24/markets/30089397_1_psychological-forces-decisions-behavior).
Ses applications en entreprises sont multiples (effet d’ancrage, pression des pairs, framing effect, effet de rareté…) mais le but recherché est toujours le même: flouer les clients en leur faisant payer le prix le plus avantageux pour l’entreprise et/ou acheter un bien escompté. Les applications en politique, notamment le « framing effect » sont aussi notoires.
Un petit exemple: http://youarenotsosmart.com/2010/07/27/anchoring-effect/
Un autre petit exemple: http://www.vanseodesign.com/web-design/framing-expectation-exposure-effect/
Un dernier: http://en.wikipedia.org/wiki/Endowment_effect
Merci, Marie, de ce commentaire très riche comme à votre habitude. J’ai examiné d’assez près et avec grad intérêt cet « ancrage » dont vous parlez: c’est fascinant.
Tout à fait fascinant, en effet, mais malheureusement très peu connu du grand public. Si les théories et modèles économiques sont largement diffusés on peut difficilement en dire de même des techniques publicitaires (appliquée au monde de l’entreprise ou de la politique) dont se servent les grands faiseurs d’image (et nostalgiques de Goebbels) de ce monde.
Leurs mensonges et manipulations éhontées seraient aussi efficaces si tous connaissaient les mécanismes cognitifs en jeu et savaient dés lors s’en prémunir ?
Très intéressant et très pertinent ! Merci M. Baillargeon.
En lien avec ce que vous nommez « les relations publiques », comment sortir du cercle de la désinformation lorsque l’État finance un organe de presse, supposément indépendant comme Radio-Canada, et que celui-ci lors des enquêtes auprès des institutions gouvernementales se bute le nez sur les services de relations publiques de ces mêmes institutions gouvernementales pour ensuite être redirigé vers le politique qui, lui aussi, possède un service de relations publiques à tout épreuve dont le mandat est de camoufler l’information, de l’habiller ou carrément de la corrompre (parfois à des fins de propagande, on l’a bien senti lors de la grève étudiante) ? Trois étages de relations publiques qui tournent en rond payés par les contribuables! (Enfin, je concède qu’il vaut mieux en être ainsi que d’en avoir un seul qui répète toujours les mêmes inepties.) Et encore, je ne parle pas du municipal.
Je passe le chapitre des relations publiques des entreprises privées, des médias d’informations privés et des organismes en tout genre car, là, c’est trop évident.
@Alain. Très bonnes questions. Auriez-vous une réponse ou deux pour moi? :-)
Ha ha ! Plus de questions que de réponses, M. Baillargeon : prenons-le comme un signe d’intelligence….8-)
Un homme intègre peut se transformer en bête s’il est dans la foule adéquate. Le contraire n’est que rarement vrai. Freud explique qu’une masse possède une âme collective avec laquelle l’individu a besoin de s’identifier. Le mot clé c’est « besoin », que celui-ci soit réel ou imposé. Le mot caché c’est inconscient, car l’individu n’a même pas conscience du besoin ressenti.
Dès lors, tout est simple : il suffit de gratter quelques instincts primaires (risque de perdre la sécurité, crainte d’être dépossédé, besoin d’approbation ou appât de gain, la peur…) et la foule se laisse manipuler. Très utile pour les affaires. Et très dangereux en politique. Il suffit de contrôler l’accès à l’information et le tour est joué : les nord coréens croient dur comme fer que la présence du Cher Leader Kim Il Sung faisait fleurir les arbres et fondre la neige. Ça leur évite de se rebeller. Et j’ai longtemps cru qu’une vierge avait eu un enfant et que celui-ci se transformait en pain 5 fois par jour, le dimanche, 2000 ans après sa mort. Ça me permettait de toucher au divin.
On a le devoir d’essayer de s’échapper à cette manipulation. Mais la plus pire des mauvaises nouvelles c’est qu’on ne peut le faire que jusqu’une certaine limite. Le même Freud explique dans Malaise dans la culture, comment la société s’assure du respect de ses exigences via le surmoi et comment nous avons été conditionnés à renoncer à la satisfaction de nos pulsions et de nos désirs individuels… en échange d’un peu de sécurité et d’amour.
Intéressant, comme à l’habitude; si seulement nous étions, ce blog et cette minorité d’individus « éclairés », autre chose qu’un microcosme sociétal plus ou moins « emmuré »…
Suis-je pessimiste ? Non, il y a un grand changement en marche, il n’en demeure pas moins que vue la complexité et les forces en présence, avant que le bon sens, que la « lumière » prenne le dessus sur les « ténèbres », il faudra bien davantage que ce à quoi nous assistons…
Se le dire entre nous, se comprendre, « prêcher » aux convertis, est-il utile ? Certes pas inutile j’en conviens…
Je disais à quelqu’un, encore ce matin, combien par exemple lorsqu’on regarde les blogs, textes, vidéos intéressants ou encore les ventes d’essais ou de bouquins qui « changent le monde », à quel point ceux-ci à côté d’un Ganam style ou de Baby Bieber, des centaines de millions de vus…et combien pour le savoir et la connaissance, combien pour la réflexion ? Quelques centaines, voire quelques milliers dans les meilleurs cas.
Nous ne sommes pas majoritairement biologiquement construits pour la pensée abstraite, il faut se forcer pour l’atteindre. Et on ne parle pas de l’éducation, de la culture…
La philosophie est née officiellement il y a environ 2500 ans, la science, depuis 400 ans plus ou moins appliquée et rappelons ce qui vient de sortir et qu’on savait déjà concernant l’analphabétisme…combien d’analphabètes philosophiques et scientifiques ?
Alors, tant que ce sera le cas, il ne faudrait pas s’attendre à entendre par la fenêtre: « I’m mad as hell and I’m not gonna take it anymore » !!!
http://www.youtube.com/watch?v=q_qgVn-Op7Q
And so on…
Bonjour à toutes/tous,
Pardon d’avance car cela n’a pas de rapport direct avec l’excellente chronique de M. Baillargeon…
Un article intéressant de la BBC sur l’inventeur de la cigarette :
http://www.bbc.co.uk/news/magazine-20042217
Bravo pour votre article portant sur la commission Creel, M, Baillargeon, et merci au Voir de l’avoir publié.
Pour ceux et celles qui s’intéressent au passionnant et inquiètant sujet de la manipulation des foules, un classique : «La psychologie des foules» de Gustave Le Bon, 1895 (eh oui).
Facile à trouver, gratuitement, en PDF sur le net.