Prise de tête

Les «erreurs de calcul» du FMI

Une petite énigme pour commencer.

Linda a 31 ans. Elle est célibataire, s’exprime avec facilité, est très brillante. Elle a étudié la philosophie à l’université. Durant ses études, elle a milité contre diverses formes de discrimination et pour la justice sociale. Elle a également pris part à plusieurs manifestations contre le nucléaire.

Laquelle des deux propositions suivantes est la plus probable?

a) Linda est caissière dans une banque.

b) Linda est caissière dans une banque et milite activement dans le mouvement féministe.

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La théorie économique classique pose comme acteurs des Homo œconomicus rationnels et calculateurs cherchant à maximiser leurs préférences: nous.

Ce dernier mot lâché, on sait avec certitude que cette idée est peu plausible, sinon comme simplification et idéalisation théorique! Elle a d’ailleurs récemment reçu de nouvelles et décisives critiques à travers des travaux (de Daniel Kahneman et Amos Tversky, si vous voulez tout savoir) qui montrent à quel point, jusque-là insoupçonné, nous sommes susceptibles de diverses formes d’irrationalité.

La petite énigme au début de ce texte en fournit un exemple – j’y reviens plus loin.

Un autre exemple est que nous sommes enclins à surestimer nos aptitudes – à penser que l’on conduit mieux que les autres ou, en affaires, qu’on peut, mieux que nos concurrents, prédire les fluctuations du marché.

Un certain optimisme est sain, certes; mais poussé trop loin, il est irrationnel et peut devenir dangereux. C’est le cas quand, par exemple, des inventeurs surestiment, jusqu’à y laisser leur chemise, la viabilité de leur invention.

Steve Jobs, lui, est mort de cette forme d’irrationalité – en grande partie du moins. Sa récente biographie montre en effet qu’en s’en remettant à son supposé «champ de distorsion du réel», croyance ultra-optimiste en sa capacité de «plier» le réel à sa volonté, il a, pour guérir de son cancer du pancréas très soignable au moment où il fut détecté, choisi de ne pas se faire opérer et de s’en remettre à diverses thérapies alternatives.

Mais que dire cette fois de cette bombe qui nous vient du Fonds monétaire international, qui faisait cette semaine un étonnant aveu, présenté ensuite dans les grands médias comme une erreur de calcul. Dans une étude signée entre autres par son directeur, l’institution reconnaissait en effet s’être trompée en estimant l’effet de l’austérité budgétaire et des cadeaux fiscaux qu’elle préconisait pour faire face à la crise.

Je vous épargne les données chiffrées. Mais ce serait une simple erreur de calcul, ça? Pas du tout. Plutôt un enfermement dans un modèle de pensée unique et de recettes qu’on ressert inlassablement depuis des décennies et qui ont eu des effets désastreux pour la majorité des malheureux patients qui ont goûté à cette médecine – mais pas pour les banques, pour les corporations transnationales ou pour les mieux nantis. Parlez-en ces jours-ci aux Grecs et aux Espagnols, pour ne nommer qu’eux.

Une autre manière de faire, énormément prônée hors du cercle du triumvirat au service des puissants formé par le FMI, la Banque mondiale et le département du Trésor des États-Unis, est qu’en période de récession, l’État doit investir pour stimuler l’économie: c’est le fameux multiplicateur keynésien (de Keynes, l’économiste qui a sorti le capitalisme de la crise de 1929). On entend par là cette sorte de réaction en chaîne qu’une dépense (ou un investissement) produit dans l’activité économique et qui se répercute ensuite sur le PIB. Voici qui en donnera une idée intuitive, quoiqu’imparfaite.

Vous allez vous acheter des vêtements. Pendant que vous en essayez, un vendeur pique un billet de 100$ dans votre portefeuille. Il se rend aussitôt au bar d’en face le porter à un ami auquel il doit cette somme et prend un verre; son ami règle sa note en souffrance au patron du bar; qui le donne en acompte à l’ouvrier que, par ce montant, il a décidé d’embaucher pour des rénovations; lequel, en sortant du bar, le remet à un fournisseur qu’il croise dans la rue; qui se souvient qu’il doit 100$ au vendeur qui vous a volé; lequel, le recevant, le remet dans votre portefeuille.

Mais cette idée de multiplicateur keynésien, malgré l’évidence de sa validité qui s’accumule de plus en plus, est impensable pour l’imperturbable triumvirat, fétichiste de la lutte au déficit, champion de la privatisation et apôtre inconditionnel des réductions d’impôts.

L’Homo œconomicus n’est certainement pas entièrement rationnel, on le sait, et de bien des manières. Mais comment décrire l’Homo… effemmicus, si je puis dire, avec sa propension à faire sans cesse la même chose qui produit toujours les mêmes effets désastreux, mais en disant s’attendre à un autre résultat? Il me revient que c’est exactement de cette manière qu’Einstein définissait un état mental particulier. Lequel? La folie, qui est justement cela, selon le physicien: faire sans cesse la même chose en s’attendant à obtenir un résultat différent.

Keynes, reviens: ils ne sont plus simplement irrationnels, ils sont devenus fous!

Et Linda? Elle est, logiquement, plus probablement caissière dans une banque: cela comprend en effet tous les autres cas de figure de la deuxième réponse, et d’autres encore.

Si vous vous êtes trompé, rassurez-vous: vous êtes comme quelque 90% des gens, qui succombent à ce sophisme de la conjonction des probabilités. Un peu irrationnel, peut-être, mais pas fou…