Art-peur

Arts et conservatisme: repérage de territoire

Ce thème: les conservateurs et les arts, cache des difficultés insoupçonnées qui tiennent notamment à ce que les deux termes de l’équation sont susceptibles de conceptions variées, voire opposées les unes aux autres.

Prenez le mot «conservateur». On pense savoir ce qu’il signifie, et pourtant, comme on va le voir, il y a bien des manières d’être conservateur. En les rappelant, on verra mieux en quel sens le gouvernement Harper l’est et ce qui, partant, caractérise son rapport si particulier aux arts et à la culture.

Le point de départ du conservatisme se trouve dans une certaine attitude de déférence envers des valeurs, pratiques et institutions héritées du passé, chéries car présumées être l’expression d’une sagesse précieuse parce que sanctionnée par le temps.

C’est pourquoi, s’il n’est pas a priori ennemi de tout changement, le conservateur s’en méfie et, plus encore, se méfie du changement radical et des promesses de lendemains qui chantent. Il (ou elle) pense plutôt que la transformation de la société devrait être lente et progressive, soucieuse de garantir sa continuité en préservant ce qui a été mis à l’épreuve dans la durée. Le mot de Lucius Cary (1610-1643) résume fort bien cette posture: «Si un changement n’est pas nécessaire, alors il est nécessaire de ne pas changer.»

Appelons cette attitude le conservatisme politique classique. Une de ses incarnations notables, et prévisibles, apparaît quand on insiste sur le fait que c’est au sein de notre culture, de notre passé et de notre nation que les traditions qui sont pour nous à préserver ont été développées. Le conservatisme qui en résulte est nationaliste. Il peut être plus ou moins frileux…

Mais le conservatisme, depuis, disons, Thatcher et Reagan, est aussi lié à une vision économique et fiscale ultralibérale. C’est cette union qui a donné naissance à ce qu’on appelle parfois le néoconservatisme, un mot aussi étrange que ce qu’il désigne. Il est en effet frappant de constater que ce néoconservatisme, tout empressé qu’il est de révolutionner la société, est en fait, sur tant de plans, totalement aux antipodes du conservatisme politique traditionnel.

Le gouvernement Harper, selon moi, est surtout un exemple de conservatisme fiscal et économique, auquel il adjoint, et ce n’est pas un élément mineur de sa vision du monde, un conservatisme moral et surtout religieux. Sur tous ces plans, les conservateurs politiques classiques ne sauraient s’y retrouver.

Sur le plan culturel, qui nous intéresse particulièrement, les choses se compliquent encore. Considérez ceci, par exemple.

L’attitude conservatrice de préservation et de révérence s’est avérée particulièrement utile pour penser l’éducation, qu’elle conçoit comme le lieu privilégié de la conservation et de la transmission de l’héritage culturel. Les conceptions conservatrices en éducation ont ainsi joué un important rôle pour nous prémunir contre les excès du pathos de la nouveauté affligeant trop souvent le monde scolaire. On a d’ailleurs pu voir, savoureux paradoxe, des penseurs sur certains plans radicaux, comme Hannah Arendt, assurer qu’un conservatisme pédagogique était l’indispensable condition de la possibilité de transformation du monde et soutenir qu’à défaut d’être conservateur en éducation, on est condamné à être réactionnaire!

Mais hors de l’école, quand ce n’est plus d’enfants qu’il faut initier au monde qu’il s’agit, le conservatisme culturel est problématique. Il entre en fait profondément en conflit avec certaines dimensions essentielles de l’art et de la culture – ou du moins des conceptions très répandues de l’art et de la culture.

C’est que là où le conservatisme… conserve, l’art vit de son renouvellement perpétuel. L’artiste, s’emparant d’un état donné du problème de l’expression artistique, entreprend d’aller au-delà. Loin de conserver, il détruit – pour reconstruire du nouveau. L’artiste dérange, choque parfois, et même quand il obtient du succès populaire (ce qui arrive), il est typiquement, en un sens ou l’autre, un innovateur.

Le conservatisme fiscal et économique du gouvernement Harper est également, pour cette même raison, en profond conflit avec le monde de l’art. Le nœud de l’affaire est probablement ici que l’art se situe dans une logique de proposition d’une offre, bien plus que dans une logique de réponse à une demande. Le public de l’art ne peut donc entièrement se penser sur un modèle consumériste; il ne sait pas d’emblée ce qu’il aime; il le découvre et se transforme en l’apprenant; il faut l’approcher, le séduire, surtout l’éduquer. Tout cela heurte de plein fouet la logique économique conservatrice, qui ne peut saisir cet étrange objet, irréductible à une vision purement marchande.

Ajoutez à cela que par leur activité même qui les met en contact avec des idéaux, avec des absolus si j’ose dire, les artistes et les intellectuels tendent à être très sensibles aux imperfections de ce monde, et donc à en être critiques. Il arrive même que le brasier de l’art nourrisse le feu de la révolte, que des choses aussi anodines en apparence que la poésie fassent des anarchistes, ça s’est vu! Et vous avez là une autre pièce importante du dossier art et conservatisme.

Il y a enfin dans tout cela, me semble-t-il, de la part du gouvernement Harper, un exaspérant philistinisme doublé de mépris, par lequel on pense que le bon peuple, de toute façon, ne s’intéresse pas aux arts. Quel mensonge! Et quelle triste prophétie autoréalisatrice.

Et vous avez, bien entendu, deviné que ce que j’ai dit des arts et de la culture vaut aussi pour la science, pour laquelle nos conservateurs ont le même mépris et la même incompréhension. N’a-t-on pas eu chez nous un ministre des Sciences et Technologie flirtant avec le créationnisme?