Si je vous dis: Albert Einstein, il est très probable que vous penserez aussitôt au scientifique de génie qui a littéralement révolutionné notre conception du monde. Bref: E = mc2 et toutes ces choses.
Vous aurez raison.
Cependant, pour certaines personnes, dont moi, il y a un autre Einstein, qui nous est lui aussi très cher: c’est l’homme qui toute sa vie défendit des idéaux socialistes, internationalistes et pacifistes, qui s’intéressa de près aux grands problèmes de son époque et qui s’engagea pour contribuer à les résoudre.
Cet Einstein-là, hélas, est moins connu. Il est même trop souvent passé sous silence. C’est lui qui a écrit: «Un drapeau est un symbole qui nous rappelle que l’homme vit en troupeau»; ou encore: «Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’État te le demande»; et aussi: «Qu’un homme puisse éprouver du plaisir à défiler en rang au son d’une musique suffit pour que je le méprise. Ce ne peut être que par erreur qu’il a reçu un cerveau: une moelle épinière lui aurait amplement suffi.»
Mais même les personnes qui connaissent l’activiste ignorent souvent qu’Einstein a été un fervent militant antiraciste, farouchement opposé à la ségrégation raciale et au racisme institutionnel alors omniprésents aux États-Unis.
En ce Mois de l’histoire des Noirs, il m’a semblé intéressant de le rappeler.
Quand, en 1933, il arrive aux États-Unis, plus précisément à Princeton, où il va passer les 22 années qu’il lui reste à vivre, Einstein est déjà sensibilisé à la situation des Noirs américains. En fait, dès 1931, il a publié un texte dans la revue Crisis, l’organe de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People).
Il ne met donc pas longtemps à dénoncer que l’on fait aux Noirs, aux États-Unis, des choses semblables à celles qu’on fait aux Juifs en Europe, des choses qui sont pour lui «la pire maladie du pays»: le racisme. Même dans la riche et feutrée communauté de Princeton, on ne pouvait pas ne pas le remarquer: par exemple, encore en 1942, alors que tant de Noirs se battaient en Europe, le journal local assurait qu’il serait trop offensant pour certains Blancs d’admettre des Noirs à l’université pour qu’on puisse envisager de le faire!
Sur ce racisme institutionnel états-unien, Einstein écrira: «Il y a une tache sur les conceptions sociales des Américains: leur idéal d’égalité et de dignité humaines ne vaut que pour les êtres humains qui ont la peau blanche. Et même à leur sujet, il existe des préjugés dont, en tant que Juif, je suis parfaitement conscient; mais ils ne sont guère importants si on les compare à l’attitude des “Blancs” envers leurs concitoyens qui ont une peau plus sombre, et en particulier les Noirs. Plus je me sens Américain, plus cette situation m’est douloureuse. Et ce n’est qu’en la dénonçant que je peux cesser de m’en sentir complice. […] Vos ancêtres ont arraché de force ces Noirs à leurs foyers; puis ils les ont exploités sans pitié et mis aux fers de l’esclavage pour combler l’appétit de l’homme blanc pour la richesse et la vie facile. Le préjugé actuel contre les Noirs résulte du désir de perpétuer cette dégradante situation.»
Son engagement contre ce racisme qu’il exècre sera constant et il est une des raisons de la campagne menée contre Einstein par J.E. Hoover et le FBI. Car que fait Einstein devant cela? Il parle, écrit, proteste, fait parvenir des lettres aux journaux et signe des pétitions. Il noue des liens avec la communauté afro-américaine de Princeton. Surtout, il s’implique dans le mouvement des droits civiques et se lie avec certains de ses penseurs et acteurs importants, comme W.E.B. Du Bois ou Paul Robeson. Il appuie aussi un mouvement pour mettre fin au lynchage (American Crusade to End Lynching).
Un épisode qui mérite d’être rappelé a lieu le 16 avril 1937, quand la grande contralto noire Marian Anderson donne un spectacle triomphal à Princeton… mais se voit ensuite refuser l’accès à l’hôtel. Qu’à cela ne tienne, Einstein l’héberge chez lui, où elle séjournera ensuite toutes les fois qu’elle se produira dans la région.
Un autre épisode remarquable est le suivant: Einstein, qui refuse presque systématiquement les honneurs et les doctorats honorifiques, acceptera celui d’une université afro-américaine, et fera tout pour publiciser la chose.
Il y a, il me semble, une belle leçon à tirer de cet aspect de la vie d’Einstein. C’est qu’avec de grands privilèges viennent de grandes responsabilités et de grands devoirs. Les accomplir apporte de grandes joies, de belles rencontres, mais a également, parfois, des conséquences désagréables: se mettre des gens à dos, subir des contraintes, faire des choses qu’on n’aime pas toujours beaucoup et bien d’autres encore, parfois plus graves.
Comment ne pas admirer le fait qu’un homme comme Einstein n’a pas baissé les bras et a fait ce qui devrait être fait par tout le monde, sans doute, mais plus encore par quelqu’un comme lui, quand on sait ce qu’il était aux yeux de tant de gens?
L’exemple donné par cet homme reste profondément inspirant, aujourd’hui encore, pour tous ceux qui ne renoncent pas aux combats qui doivent être menés.
Je suis tenté d’en tirer une loi: l’Émancipation, c’est le Militantisme multiplié par le Courage au carré.
Bref: E = mc2.
Une lecture: JEROME, F. et TAYLOR, R., Einstein on Race and Racism, Rutgers University Press, 2005.
Lorsqu’on proposa en 1952 à Einstein d’occuper la présidence d’Israël, il refusa en disant : « D’abord, si je connais les lois de l’univers, je ne connais presque rien aux êtres humains. De plus, il semble qu’un président d’Israël doit parfois signer des choses qu’il désapprouve, et personne ne peut imaginer que je puisse faire cela. »
Des années plus tôt il accusait le parti de Menachem Begin, futur premier ministre isaëlien, d’être »un parti politique apparenté, dans son organisation, ses méthodes, sa philosophie politique et ses prétentions sociales, aux partis politiques nazis et fascistes ».
http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2010/06/19/2121029_albert-einstein-hannah-arendt-expriment-leurs-inquietudes-a-l-encontre-du-freedom-party-parti-de-menahem-begin-dans-le-tout-jeune-etat-d-israel-exprimee-dans-une-lettre-du-02-12-1948.html
Si la théorie de la relativité est dificile à saisir, les positions politiques, éthiques et philosophiques d’Einstein sont transparentes.
J’oubliais de dire que le bon Einstein était humain. Il n’était pas un ange. Et sa vie personnelle et amoureuse est moins transparente et simple que sa célèbre formule.
http://www.lexpress.fr/informations/n-numero-1-einstein-un-genie-d-une-sagesse-toute-relative_629587.html
(ça humanise quand même le personnage de savoir qu’il était un tombeur!)
Merci de nous avoir fait connaître cette facette du personnage.
C’est intéressant cette façon dont les engagements et idéaux socialistes de certaines grandes figures historiques ont été savamment et systématiquement tus.
Helen Keller a subi le même sort, elle dont les engagements pour le droit de vote des femmes, le droit à la contraception et l’opposition à la guerre ont pourtant occupé une place de premier plan.
Cette formule de l’émancipation est savoureuse, elle aurait eu sa place sur quelques banderoles et autre lieu d’expression au printemps dernier.
Merci Norman pour cette chronique.
Je vais me rappeler votre définition de E = mc2.
Émancipation est Militantisme X Courage au carré !
E=mc2
Hier soir, j’ai accepté d’animer un cours sur les rudiments de la communication pour de nouveaux étudiants en soins infirmiers de la Formation continue d’un collège de Montréal. J’ai toujours un plaisir à discuter avec les étudiants des valeurs qui sous-tendent la communication et de ses obstacles lors de la conduite d’un entretien avec un usager.
On remarque que la qualité des relations entre les professionnels et les usagers s’est détériorée car elle ne respecte pas les principes élémentaires de la communication. À l’hôpital, une foule de petits détails peuvent donner aux usagers l’impression que les professionnels éprouvent des difficultés de communication…à commencer par nos préjugés!
J’ai décidé d’explorer et de démystifier nos préjugés à partir d’un jeu qui s’intitule »La caravane des préjugés ». Après l’annonce de l’exercice, je demande au groupe ce que l’on pense dans la société des personnes atteintes du SIDA, d’un obèse, d’un cirrhotique, d’un toxicomane ou d’une personne souffrant d’une maladie mentale. Les réactions sont convaincantes alors que j’apprends qu’ils sont des personnes vagabondes, alcooliques, sans perspective d’avenir et lâches. Je poursuis l’exercice concernant les personnes sur le Bien-être social, les itinérants, les adolescente enceintes ou les transsexuels…même constats concernant des préjugés tenaces et mille fois véhiculé dans notre société.
J’aborde alors une dimension beaucoup plus délicate concernant nos préjugés raciaux et je demande au groupe ce que l’ont dit et pense des Italiens à l’aube de la commission Charbonneau…des noirs ou des asiatiques, des français, des juifs hassidiques, des Arabes ou de nous même…les étudiants se mouillent moins mais réagissent à l’énumération de ces communauté.
Cet exercice permet de démythifier nos préjugés alors que ces futurs soignants doivent comprendre et accepter les différences. Les préjugés se manifestent souvent à notre insu par des attitudes alors que nous croyons sincèrement respecter tous nos malades.
Michel Perrier
Ceux qui veulent connaître davantage sur les vues d’Einstein concernant le sionisme et Israel peuvent lire un excellent livre publié en 2009: Fred Jerome, Einstein on Israel and Zionism: His Provocative Ideas About the Middle East, London: St. Martin’s Press, 2009.
Je me plais à dire qu’être humaniste, c’est être patriotique sans les frontières.
Et que le drapeau de la Patrie affiche les couleurs du racisme.
Einstein était un humaniste et votre texte nous apporte une vision intéressante et surtout, hors du cliché. Le commun des mortels ne connaît que sa fameuse formule (la plupart est incapable de dire ce que E, M et C représentent tout simplement) et cette citation d’Einstein – «L’imagination est plus importante que le savoir.» – que je ne suis plus capable de voir parce qu’utilisée à outrance ! Merci donc pour votre angle original et pour les quelques extraits rafraîchissants.
jmbechard.wordpress.com
Merci de nous faire découvrir cet aspect de la vie d’Einstein dont j’ignorais tout et qui témoignage de sa grande humanité. Son appui au mouvement des droits civiques est d’autant plus admirable que l’«inventeur» de la relativité n’en fait quasiment jamais mention dans ses écrits, préférant l’engagement concret aux longues démonstrations théoriques plus appropriées à ses travaux de physicien.
Plus contestable, en revanche, l’affirmation qu’Einstein «toute sa vie défendit des idéaux socialistes, internationalistes et pacifistes.» Son pacifisme notamment doit être relativisé. Preuve en est la lettre Einstein-Szilárd du 2 août 1939 qui fut à l’origine du Projet Manhattan, lettre motivée par un calcul somme toute raisonnable: l’acquisition de l’arme nucléaire par les États-Unis valait mieux que la victoire d’Hitler et d’Hirohito. Les forces de l’Axe ont finalement perdu la guerre, on ne s’en plaindra pas. Que serions-nous aujourd’hui si les Alliés, au lieu d’écouter Einstein, avaient suivi ce judicieux conseil offert en 1937 par l’anarcho-pacifiste Bertrand Russell: «La Grande-Bretagne devrait désarmer, et, si les soldats de Hitler nous envahissaient, nous devrions les accueillir amicalement, comme des touristes; ils perdraient ainsi leur raideur et pourraient trouver séduisant notre mode de vie. Si le gouvernement britannique s’arrêtait d’armer et devenait pacifiste, notre pays ne serait pas envahi et serait aussi en sécurité que le Danemark.» (N.B.: Le Danemark fut envahi par l’Allemagne trois ans plus tard.)
En ce qui concerne le socialisme, la vérité oblige à dire qu’Einstein n’a pas cru déchoir en défendant le point de vue suivant: «Ce n’est pas par hasard que le capitalisme a fait progresser non seulement la production, mais aussi la connaissance. L’égoïsme et la concurrence restent hélas des forces supérieures au sentiment de l’intérêt général et du devoir. Il paraît qu’en Russie on ne peut même pas recevoir un morceau de pain convenable. Sans doute suis-je trop pessimiste sur les entreprises étatiques ou communautés similaires mais je n’y crois guère. La bureaucratie réalise la mort de toute action.»
Ces lignes proviennent d’un essai politique et philosophique intitulé «Comment je vois le monde». Son auteur consacre un bon tiers du volume à faire une description simplifiée des théories de la relativité restreinte et de la relativité générale. C’est de loin la partie la plus fascinante du livre. Pour le reste, je ne crois pas sacrilège d’avouer une certaine déception. Le lecteur bute en effet parfois sur de curieuses contradictions:
1) «Se préoccuper du sens ou du but de sa propre existence et de celle des autres créatures m’a toujours paru dépourvu de toute signification»;
2) «Quiconque a le sentiment que sa propre vie et celle de ses semblables sont dépourvues de sens est non seulement malheureux, mais est à peine capable de vivre.»
Certains jugements de l’auteur ne manquent pas non plus d’étonner. Ainsi quand il écrit qu’à son époque «la peinture et la musique ont nettement dégénéré.» Autre affirmation plutôt déconcertante: «Je suis pour la suppression des grandes villes.» Un projet digne de l’humoriste français Alphonse Allais qui déclarait: «On devrait construire les villes à la campagne, l’air y est tellement plus pur!»
À d’autres endroits, on reste interloqué devant certaines assertions d’une décourageante platitude. Par exemple: «L’humanité assurera à chaque peuple des conditions de travail qui lui permettront d’exister et le mettront en état de créer des valeurs de culture intellectuelle.» J’en dirais autant d’un article d’Einstein intitulé «Pourquoi le socialisme?», reproduit (on ne sait trop pourquoi) sur le site du Parti communiste du Québec. Nous y rencontrons des phrases comme celle-ci: «L’homme ne peut trouver de sens à la vie, qui est brève et périlleuse, qu’en se dévouant à la société.» Ou encore: «L’homme peut influencer sa vie par sa propre conduite et, dans ce processus, la pensée et le désir conscients peuvent jouer un rôle.» Difficile de ne pas tomber d’accord sur cette proposition de bon sens. Plus difficile encore, ajouterai-je, d’y voir une percée épistémologique majeure.
Dans ce même article, Einstein prône, il est vrai, «l’établissement d’une économie socialiste», c’est-à-dire d’une économie planifiée et centralisée mais, précise-t-il, sans aucune bureaucratie. Le grand homme ne livre pas la recette de cette drôle d’omelette sans œufs, se bornant à indiquer que «la réalisation du socialisme exige la solution de quelques problèmes socio-politiques extrêmement difficiles.» C’est le moins que l’on puisse dire, en effet. De Lénine à Kim Jong-il, on ne compte plus les régimes qui s’y sont essayés. Aucun n’y est parvenu. Qu’importe, il se trouve encore des apôtres pour nourrir l’espoir perpétuellement déçu d’un socialisme à visage (enfin) humain. (On les appelle, je crois, les altermondialistes.) Belle illustration de cette maxime souvent attribuée (à tort semble-t-il) à Albert Einstein: «La folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent.» Pour être plus précis: «Dans le système de pensée utopique, les faits qui se produisent réellement ne prouvent jamais, aux yeux des croyants, que l’idéologie soit fausse.» (Jean-François Revel, «La Grande Parade: essai sur la survie de l’utopie socialiste»). Mieux: la séduction de l’utopie communiste, fait remarquer François Furet dans «Le Passé d’une illusion», n’a pas été affaiblie par ses échecs partout répétés, mais au contraire renforcée aux yeux de ses partisans. J’engage M. Baillargeon à citer le cas comme exemple de «dissonance cognitive» dans une prochaine édition de son Petit Cours d’autodéfense intellectuelle, à côté de l’étude classique de Leon Festinger «When Prophecy Fails» analysant comment les membres d’une secte redoublent de prosélytisme lorsque leur foi est désavouée par les faits.
Il faut dire qu’Einstein lui-même reconnaît volontiers, dans l’ouvrage précité, son peu d’aptitude pour traiter de sujets autres que la physique. C’est que notre physicien faisait partie de ces intellectuels qui obéissent à l’éthique scientifique davantage qu’à l’éthique de conviction, pour parler comme Max Weber. Tel n’est pas le cas du comte Bertrand Russell, 3e du titre, dont a pu dire qu’«aucun intellectuel dans l’histoire n’offrit ses conseils à l’humanité aussi longtemps que lui.» (Paul Johnson, «Le Grand Mensonge des intellectuels»). Et cela non seulement en logique et en mathématiques, mais sur à peu près tous les sujets imaginables, de la politique à la religion en passant par la justice, l’industrie, le mariage, le bonheur, l’éducation, la morale, les affaires internationales, et ce que Russell appelle bizarrement les «principes de reconstruction sociale.»
Quelle exaltante destinée Russell envisage-t-il pour l’humanité? D’après M. Baillargeon, ce serait de «pouvoir mener un jour, sur Terre, une vie guidée par la raison et inspirée par l’amour.» Propos contradictoire: chacun sait que l’amour est aveugle et, par le fait même, peu compatible avec l’exercice de la raison. Ensuite, de quel amour parlons-nous ici? La Sainte Inquisition était mue par l’amour de Dieu, Hitler par l’amour de la patrie, Pol Pot par l’amour du prolétariat souffrant, John Warnock Hinckley Jr. (le quasi-assassin de Ronald Reagan) par l’amour de l’actrice Jodie Foster. D’autre part, il est permis de souscrire à cette thèse de Sigmund Freud: «Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à condition qu’il en reste en dehors d’elle pour recevoir les coups.» On sait du reste combien l’amour du genre humain trouve souvent son point d’appui psychologique dans la haine des ennemis du genre humain, comme le montre cette déclaration de M. Baillargeon: «Je suis proche de Jacques Prévert dans sa haine du capitalisme.» (http://www.youtube.com/watch?v=YjQ-NLP-pgc).
Par ailleurs, il est bien peu de domaines – hormis justement les mathématiques – où la raison puisse fonder l’unanimité. L’impérialisme de la raison méconnaît ainsi l’impossibilité de fonder rationnellement les valeurs, dont le choix ne peut être qu’arbitraire. Russell cède à cette illusion quand il affirme: «Le travail des grands mathématiciens laisse entrevoir ce dont les êtres humains sont capables lorsqu’ils se libèrent de leur lâcheté et de leur férocité.» Ce sont ici les mathématiques qui se constituent, subrepticement, elles-mêmes en valeurs. Comme l’explique Jean Baechler, «ce peut être légitime, tant que cette valorisation est le fait personnel de savants; vouloir l’étendre à l’humanité entière est une supercherie.» Et depuis quand le génie mathématique constitue-t-il à lui seul une garantie de moralité?
On sait que Russell ne renonça nullement à servir de conscience morale à l’humanité après la Seconde Guerre Mondiale et continua à lui prodiguer généreusement ses lumières en prônant par exemple le désarmement unilatéral des États-Unis au bénéfice de l’URSS: «S’il faut choisir entre deux maux, mieux vaut la domination du communisme que l’extinction de la race humaine.» Plus près de nous, Noam Chomsky a recouru à un argument de même acabit pour justifier l’écofascisme: «Supposons que l’on découvre demain que l’effet de serre a été largement sous-estimé et que les effets catastrophiques vont avoir lieu dans les dix, et pas dans les cent années à venir. Ce serait probablement les fascistes qui prendraient le pouvoir – avec l’accord de tout le monde parce que cela représenterait la seule méthode de survie imaginable. Moi-même je serais d’accord, parce qu’il n’y a actuellement aucune autre alternative.» («Comprendre le pouvoir: troisième mouvement», p. 294-295). Les deux raisonnements précédents appartiennent à cette classe de sophismes que M. Baillargeon – par ailleurs grand admirateur de Russell et de Chomsky – appelle dans son «Petit Cours» le faux dilemme: «On fait croire (faussement) qu’il n’y a que deux possibilités; on donne ensuite à entendre qu’une est exclue; et on conclut que l’autre doit donc être vraie.»
Naturellement, les Einstein, Russell et Chomsky de ce monde sont parfaitement libres de professer toutes les opinions, voire toutes les sottises qu’il leur plaît dans des domaines qui ne relèvent pas de leur spécialité – en l’occurrence la physique, la logique symbolique et la linguistique. Seulement, comme l’écrit J.-F. Revel, «l’imposture commence lorsqu’ils impriment le cachet de leur prestige scientifique à des prises de position qui paraissent découler de leur compétence, alors qu’en réalité elles n’en découlent pas du tout.» (La Connaissance inutile») J. Baechler ajoute à juste titre qu’on doit toujours s’attendre au pire en pareil cas, pour la raison suivante: «Les savants et les chercheurs n’ont que faire de l’idéologie dans leur pratique scientifique, mais ils y recourent avec abandon à la recherche de certitudes, dès qu’ils quittent leur domaine toujours étroit de compétence.» Nous avons connu des savants adeptes du spiritisme (l’astronome Camille Flammarion), disciples du Maharishi Mahesh Yogi et de sa Méditation transcendantale (le prix Nobel de physique Brian Josephson), ou encore contactés par les extraterrestres de la planète Ummo (l’astrophysicien Jean-Pierre Petit). On a même été jusqu’à prétendre qu’Einstein avait lu attentivement «La Doctrine secrète» de madame Blavatsky, à l’instar de l’astrophysicien Gustav Strömberg et du prix Nobel de physique Robert Millikan.
Comme président de l’Union rationaliste de 1946 à 1955, le physicien français Frédéric Joliot-Curie n’eût certes pas toléré ces fredaines ésotérisantes de la part d’aussi réputés confrères. Que penser en revanche de son soutien apporté en 1952 à la campagne de désinformation soviétique accusant les États-Unis de pratiquer la guerre bactériologique en Corée? Que dire aussi du refus d’Einstein de s’associer à une protestation contre cette manœuvre de basse propagande aussi mensongère que déshonorante pour Joliot-Curie? Quid de cette lettre de 1938 à Max Born dans laquelle Einstein se dit convaincu que les procès de Moscou n’étaient pas truqués et que les condamnés méritaient donc effectivement la mort? Dix ans plus tard, lors des présidentielles américaines de 1948, nous voyons Einstein militer dans le comité de soutien de Henry Wallace, candidat du Parti progressiste, ouvertement pro-stalinien et, selon l’historien Christopher Andrew, agent du KGB. Naïveté ou mauvaise foi? La même question se pose à propos de Joliot-Curie, signataire en 1955 du Manifeste Russell-Einstein après avoir été honoré en 1950 du prix Staline international pour la paix (ça ne s’invente pas!).
On est finalement tenté de suivre Paul Johnson quand il recommande «la méfiance à l’égard des intellectuels qui prétendent détenir la vérité» et qui «se mêlent de dire aux gens ordinaires comment ils doivent se comporter.» Bien entendu, le même principe vaut également pour Paul Johnson lui-même. Cet intellectuel catholique à la morale sourcilleuse entretint en effet pendant 11 ans une liaison extraconjugale pimentée de sadomasochisme avec l’écrivaine Gloria Stewart, avant que cette dernière ne révèle le pot aux roses dans une entrevue accordée au «Daily Express» en 1998. Le même homme qui, appelé comme conseiller auprès de Lady Diana, lui avait adressé cette paternelle admonition: «Don’t commit adultery.» Qu’on se rassure, je ne m’étendrai pas ici sur les rapports entre les intellectuels mâles et les femmes, ce serait trop long. Pour plus de détails à ce sujet, on lira le chap. 8 du livre de Johnson portant sur Bertrand Russell. En ce qui concerne Einstein, voir la page web http://www.lepoint.fr/c-est-arrive-aujourd-hui/2-juin-1919-einstein-epouse-sa-double-cousine-en-2e-noce-horreur-le-genie-est-un-epouvantable-machiste-01-06-2012-1468505_494.php (avis aux fans du grand physicien: ce n’est pas très édifiant).
Riche commentaire, sincèrement.
Et je ne suis pas une seule fois accusé d’antisémitisme. On va peut-être pouvoir recommencer à jaser…
M. Baillargeon. Merci pour cette réponse qui démontre une fois de plus votre grande tolérance envers des mécréants tels que votre serviteur.
Mon commentaire ne cherchait pas à dénigrer ces intelligences supérieures (quoique faillibles) que furent sans conteste Einstein, Russell et Chomsky. J’aimerais seulement rappeler que l’admiration légitime suscitée par les grands génies nous conduit trop souvent à invoquer en leur faveur l’argument d’autorité (le fameux «Aristoteles dixit»).
Par ailleurs, je n’ignore pas que les positions d’Einstein et de Russell en matière de socialisme, de pacifisme et de désarmement ont varié au fil du temps, tantôt pour le meilleur et tantôt pour le pire (cf. par exemple Alan Ryan, «La politique de Russell», http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/15334/HERMES_1990_7_189.pdf;jsessionid=99101F3ED1CD346C1B3B04DD52C48D00?sequence=1). J’y vois la marque d’esprits étrangers à tout dogmatisme (j’ai mes doutes, je vous l’avoue, en ce qui concerne Chomsky). Mais ce que retiens d’Einstein par-dessus tout, c’est cette réflexion d’une exemplaire lucidité: «Nous devrions prendre garde de ne pas surestimer la science et les méthodes scientifiques quand il s’agit des problèmes humains.» Par contre, je n’ai guère envie de rire quand je lis sous sa plume cette phrase où l’ingratitude le dispute à la stupidité: «Les États-Unis d’Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence, sans jamais avoir connu la civilisation.» Même en admettant qu’Einstein ait eu à pâtir quelque peu du maccarthysme, je ne peux concevoir qu’il ait fait preuve d’une telle désinvolture envers ce pays auquel il devait, en somme, d’avoir échappé aux camps d’extermination nazis.
D’autre part, et pour citer encore une fois J.-F. Revel: «Gardons-nous de dresser un réquisitoire systématique contre «les» intellectuels. L’antithèse habituelle entre la théorie des «intellectuels qui se trompent toujours» et celle des «intellectuels qui ont toujours raison» ne repose sur rien d’autre que la subjectivité de l’observateur et son postulat de départ.» C’est d’ailleurs la grande faiblesse du livre de Paul Johnson de suggérer que les intellectuels ont toujours tout faux. L’auteur pèche en outre par un parti-pris proche du sectarisme en choisissant de faire porter sa critique exclusivement sur des intellectuels classés à gauche de l’échiquier politique. Pour citer une fois de plus Revel: «Il y a autant de penseurs de droite que de penseurs de gauche qui ont propagé des utopies irréalisables, des dogmes pseudo-scientifiques et des mot d’ordre porteurs de catastrophes; qui ont employé leur talent à justifier le mensonge, la tyrannie, l’assassinat, voire la sottise.» Relisons seulement l’impérissable essai de Julien Benda «La Trahison des clercs» (1927), et nous verrons que l’auteur n’y épargne pas plus la droite que la gauche de son époque.
Je dois aussi reconnaître, toute réflexion faite, que mon allusion à votre «haine du capitalisme» n’était pas des mieux venues. Que cela soit donc dit une fois pour toutes: je ne tiens en aucune façon Normand Baillargeon pour un antisémite, ni pour un marxiste, ni pour un communiste, ni pour un haineux caractériel voué à la persécution/extermination des capitalistes et des bourgeois. Je n’ai par ailleurs aucune prévention contre Jacques Prévert – surtout pas quand je pense à sa réjouissante version du «Pater Noster». Pour ma part, les vacheries de Michel Houellebecq sur son compte (dans «Interventions 2») me paraissent franchement outrancières et injustes. Je persiste néanmoins à trouver «Les Visiteurs du soir» insupportable de mièvrerie comparé à «Drôle de drame», mais ce n’est là que mon opinion personnelle.
Je vous prierais également de m’excuser de vous abreuver de citations dans ce commentaire et les précédents. Je n’ai malheureusement pas la plume étincelante d’un Jean-François Revel, alors…
Pour finir, vous ne le croirez peut-être pas, mais je prends toujours plaisir à lire votre chronique.
Cordialement,
François Gravel
Et vous aurez peut-être du mal à le croire mais j’ai beaucoup lu Revel et l’ai pris comme modèle quand j’ai commencé à chroniquer au Devoir.