Prise de tête

Une visite à l’hôpital et une autre au Manning Centre

Une fois n’est pas coutume: permettez-moi une anecdote personnelle.

L’autre jour, j’ai fait une chute pour cause d’escalier glacé. Je n’ai rien ressenti sur le coup, mais peu à peu, s’est installée une douleur de plus en plus vive à ce que Renaud appelle la cheville du bras: le poignet.

Les cliniques sans rendez-vous sont pleines: direction les urgences, donc.

On a tous et toutes entendu des histoires d’horreur à leur sujet. Voici la mienne, modérément horrible comparativement à d’autres.

J’arrive à 16h. Une infirmière me voit et me classe: cas pas urgent. C’est exact. Mais j’ai mal. Et on ne me donne aucun calmant. J’attends. À 22h30, on me revoit pour me réévaluer. On me dit alors que je ne pourrai pas voir un médecin avant… 4h du matin. Je décide de partir: très difficile pour qui travaille le lendemain d’attendre jusque-là.

Durant mes heures d’attente, très, très peu de gens ont été vus par un médecin. Ces personnes attendaient depuis plus longtemps que moi et n’étaient pas là par caprice. Et durant le temps que j’ai passé à l’hôpital, j’en ai vu des choses horribles.

J’ai vu une dame tellement souffrir qu’elle se tenait dans le corridor, loin de la salle d’attente, pour pleurer, durant des heures. Personne ne lui a porté secours.

J’ai vu des bébés en larmes, des heures durant.

J’ai vu une jeune fille s’évanouir dans la salle d’attente.

J’ai vu un homme qui, quand je suis parti de là, attendait depuis 12 heures et demie qu’un médecin le voie et lui signe un document pour la CSST.

On ne devrait jamais voir ce genre de choses. Jamais.

Mais voilà que la même semaine, j’ai lu (le document est public) la présentation que Joanne Marcotte, du Réseau Liberté-Québec, a faite au Manning Centre, un think tank conservateur.

Madame Marcotte y était pour répondre à deux questions. La première: dans quelle province a-t-on le plus de chances de voir une réforme du système public de santé? La deuxième: comment le gouvernement fédéral peut-il favoriser cette réforme?

À moins d’avoir passé les deux dernières décennies sur une autre planète, on sait que «réforme» est un mot codé qui masque ce qui est, ultimement, le véritable objectif d’une campagne en cours depuis déjà longtemps: le démantèlement du réseau de santé public.

Madame Marcotte suggère que le Québec est un bon candidat au titre de province par où continuer à ouvrir les brèches du privé. Voyons pourquoi.

Pour commencer, elle brandit ces deux épouvantails chéris de la droite: la dette et le vieillissement de la population.

Elle poursuit en disant que les Québécois n’ont pas cet attachement au réseau public canadien de la santé que les Canadiens anglais lui vouent, parce qu’il est à leurs yeux un trait distinctif majeur par lequel ils ne sont pas tout à fait des Américains.

Le fruit tant convoité par les affairistes pourrait donc être bientôt mûr au Québec, croit-elle. Mais le changement se fera lentement. Divers facteurs sont cependant identifiés comme pouvant l’accélérer, certains sur lesquels le gouvernement fédéral a parfois partiellement prise: une récession; une hausse des taux d’intérêt; des modifications aux formules de transfert ou de péréquation.

Mme Marcotte identifie pour finir un tout dernier facteur facilitateur (ma traduction): «[…] nous sommes, dit-elle, arrivés à ce point où nous sommes indifférents aux files d’attente. Nous en sommes rendus à être indifférents devant le fait que des gens ne reçoivent pas les soins dont ils ont besoin. Nous en sommes au point où les intérêts particuliers de certains groupes, comme la communauté médicale ou les syndicats de gauche, importent plus pour les politiciens que le fait de défendre le bien commun.»

J’en aurais long à dire sur ce passage. Mais cette indifférence est hélas! en partie réelle et pourrait en effet être un facteur facilitateur du démantèlement du service public.

J’ai donc, comme je l’ai dit, quitté l’hôpital sans avoir vu un médecin. Mais je l’ai quitté en disant aux personnes présentes (je n’accuse pas le personnel, faut-il le souligner?) que ce qu’on avait devant nous était intolérable, en particulier le sort de cette pauvre femme qui ne cessait de pleurer. Et le lendemain, je me suis plaint de tout ce que j’avais vu à la personne qui est là – le saviez-vous? – justement pour recevoir ces plaintes, le défenseur du citoyen d’un service public: l’ombudsman de l’hôpital.

Il faut, selon moi, multiplier les actions de ce genre et exiger des soins de qualité. Un à un et tous ensemble. Car nul besoin d’être Jérémie pour prédire que l’offensive contre le système de santé public va s’accentuer et passer à une plus grande vitesse. On ne pourra l’arrêter sans se mobiliser, et la mobilisation commence par le refus affirmé haut et fort de ne pas recevoir dans un délai raisonnable les soins appropriés.

En passant, vous l’ai-je dit? Mme Marcotte est allée à cette rencontre avec Brian Day, un médecin qui gère une clinique privée; avec Jasmin Guénette, autrefois de l’IEDM; et avec André Pratte.

Que Power Corporation soit un des principaux bénéficiaires de l’éventuelle (fût-elle partielle) privatisation de la santé au pays, particulièrement au Québec, et possède La Presse, où M. Pratte est éditorialiste en chef, n’a, bien entendu, rien à voir là-dedans…