Prise de tête

Poévie

En 1999, l’UNESCO a fait du 21 mars la Journée mondiale de la poésie.

Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre: je suis un grand amoureux de la poésie, et même si je suis à l’âge où on la relit, j’en lis encore et fais toujours de belles découvertes.

Mon époque, hélas, est moins friande du genre: mais c’est une situation qui pourrait changer. Après tout, qui eût dit il y a 20 ans que les conteurs redeviendraient à la mode en pleine ère numérique? Et puis il y a bien eu, même si on l’oublie parfois, des périodes et des cultures au sein desquelles la poésie était (relativement) beaucoup appréciée, lue, récitée et était même une composante fondamentale de l’éducation. Mais ce n’est plus le cas.

Il y a bien, je le sais, des signes encourageants, comme le fait que Montréal ait son poète (Claude Beausoleil), qu’ait lieu à Trois-Rivières un Festival international de la poésie, un autre festival de la poésie à Montréal, ou que le manuscrit de Nelligan récemment proposé sur eBay ait été retiré de la vente pour être racheté par le gouvernement. Mais on reste, même avec tout cela, bien loin d’un engouement populaire, comme le montrent le moindre regard sur les chiffres de vente des recueils de poésie et le fait que la Maison de la poésie de Montréal a cette année du mal à boucler son budget (un concert-bénéfice aura lieu en mai, je vous en reparlerai).

Je pense connaître une piste prometteuse pour aider à faire comprendre et aimer la poésie. Mais avant de la dévoiler, laissez-moi vous dire quelques-unes des choses que je retire de ma lecture des poètes. 

Par la poésie, j’ai d’abord l’impression de connaître de ces beautés intemporelles que font goûter les mathématiques. Comme elles, d’ailleurs, la poésie est remarquable d’efficacité et de précision: c’est l’art qui peut le plus avec le moins de moyens. Comme elles encore, elle est affaire de langage, de formes et de contraintes consenties.

Mais il n’y a pas que ces propriétés formelles dans la poésie, qui est encore et qui est surtout une mystérieuse alchimie de rythmes, de rimes, de métaphores et d’images mis au service d’une méditation sur ou mieux d’un dévoilement de quelque aspect de l’expérience et de la destinée humaines. Typiquement, un grand poème donne accès à tout cela en figeant quelque chose dans le temps, en faisant d’un instant quelque chose qui nous semble dès lors éternel ou intemporel. Quelque chose de spectaculaire se produit parfois: on est alors convaincu que c’est de nous, très intimement, qu’il est question. Le poète a dit «je», mais il parle de nous et en sa parole chacun se reconnaît.

Mieux encore: en certains cas, on se rend compte que l’on connaît finalement le monde et soi-même par ce qu’en a dit le poème qui nous l’a, le premier, appris et donné à voir et à aimer.

La poésie est pour cela un formidable aliment pour l’imaginaire où s’apprend ce que cela fait de vivre telle ou telle chose, de connaître telle ou telle expérience. Ce faisant, est-il besoin de le dire, elle devient capable de nourrir l’espoir, voire la révolte. Après tout, l’action, comme le disaient superbement les surréalistes, n’est-elle pas la sœur du rêve?

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J’en viens à ma piste que je pense prometteuse pour faire connaître et aimer la poésie. Elle passe par l’éducation, vous l’aviez deviné. Et il y a fort à faire.

C’est que, pour commencer, la poésie est pour la plupart des gens une passion qui se développe durant la jeunesse: il faut mordre dans ce fruit très tôt pour en prendre durablement le goût. Or, si je me fie aux témoignages reçus, on ne l’enseigne plus guère.

De plus, les enseignantes et enseignants du primaire n’y consacrent que peu de temps durant leur formation et l’abordent surtout dans une perspective ludique et expressionniste (plutôt que littéraire et culturelle), ce qui fait qu’ils et elles ne l’enseignent pas beaucoup. Les enseignantes et enseignants du secondaire ne seraient, eux aussi, que minimalement formés pour l’enseigner.

Enfin, la poésie se savoure et s’apprécie en se récitant, elle demande donc à être apprise par cœur (c’est le cas de le dire!), ce qu’on ne fait plus guère.

Et puis comment ne pas voir que la poésie, indispensable mais ne servant à rien (à une certaine aune…), s’insère assez mal dans la perspective curriculaire et pédagogique qui est désormais la nôtre, où chacun est censé construire son savoir en développant des compétences dans des situations complexes?

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Un de mes poètes préférés est le Québécois Gilbert Langevin (1938-1995), qui a signé, outre des poèmes, de nombreuses et magnifiques chansons, certaines très connues, comme La voix que j’ai, chantée par Gerry Boulet.

J’ai connu Langevin et je l’ai beaucoup, beaucoup aimé, l’ai aimé comme un frère nu-mains, pour reprendre une de ses belles expressions. C’est Gilbert qui a créé le superbe néologisme «poévie», qui donne son titre à ce texte.

Je salue ici très fraternellement ta mémoire, Gilbert, mon bel oiseau, et j’entends encore ta voix «qui se meurt de soif / À bout de justice et de joie», ta voix «qui crie au mois de mai / qu’on ne sait plus comment aimer».