Je n’oublierai jamais ce beau moment vécu à l’école primaire.
Ce jour-là, notre instituteur nous avait demandé de tracer un petit cercle entourant une croix vers le milieu du premier tiers d’une feuille blanche; puis de tracer, sur la même ligne, mais dans le dernier tiers de la feuille, un cercle de même grandeur, mais plein celui-là. (Essayez: c’est chouette!)
Nous devions ensuite fermer l’œil gauche et fixer la croix. Le point plein était lui aussi bien visible. Puis nous devions doucement bouger la tête dans tous les sens. Il arrivait alors immanquablement que, comme par magie, le point noir disparaissait, devenait absolument invisible. Les «Oh», les «Ah» et les «Wow» retentissaient dans toute la classe, en même temps que les «Zut! Je le vois encore», «Moi, je ne le vois plus»; et peut-être même «Maintenant je vois ce que c’est, parce que je ne le vois plus».
Le bon maître nous expliquait alors tout, comme il savait si bien le faire. Cela devait ressembler à ceci: «Ce phénomène, mes enfants, est dû à l’existence d’un point aveugle que nous avons tous et qui est causé par l’attachement du nerf optique sur votre œil.»
Nostalgie, odeur d’encre et de craie. Je vous reviens…
Plus tard, j’en apprendrais plus sur l’intrigant phénomène. Mais j’apprendrais également que dans le monde des idées aussi, il y a de tels points: on appelle ce phénomène l’aveuglement idéologique. C’est justement à cela que je pensais cette semaine en regardant l’actualité.
Considérez, par exemple, ce refus d’admettre que l’on n’est pas nécessairement islamophobe si on rappelle que l’islam, en effet, joue parfois un rôle dans certains des attentats terroristes qui se commettent – le même rôle que bien des religions, d’ailleurs, ont joué et jouent parfois encore. Et qu’on ne soutient pas non plus, admettant cela, que tous les musulmans (n’importe quoi!) sont des terroristes. Il faut avoir un sacré point aveugle pour ne pas voir tout cela.
Ou considérez cette incapacité à reconnaître que les attentats terroristes ne sont ni banalisés et encore moins justifiés par la demande de chercher à les comprendre dans le contexte géopolitique actuel qui, oui, contribue à les causer. On comprend alors, ce qui n’est pas rien, que le fait pour certains pays de cesser de commettre des attentats terroristes serait une manière très efficace de lutter contre le terrorisme.
Et considérez encore cette incapacité à voir d’autres terrorismes que celui lié à l’islam. Un rapport d’Europol rappelait en 2009 que 99% des actes terroristes en Europe étaient le fait de non-musulmans. Après le déluge d’analyses pas toujours exemptes de racisme qu’on vient de nous servir sur les attentats de Boston, il est intéressant de se pencher sur le traitement médiatique d’un autre attentat terroriste survenu très récemment aux États-Unis.
Le 5 août 2012, Wade Michael Page a garé sa voiture devant un temple sikh, en est sorti avec un fusil semi-automatique et a commencé à tirer. Il a tué six personnes et en a grièvement blessé quelques autres avant de se suicider. Wade était un suprémaciste blanc, un sympathisant nazi, un raciste notoire. L’histoire, dans certains de ces médias américains ou canadiens de masse qui ont longuement commenté Boston, est à peu près entièrement passée sous silence – on a parfois argué que les agissements d’un cinglé ne pouvaient être liés à ses supposées convictions politiques.
Et je ne peux m’empêcher de noter combien est grand notre aveuglement à certaines formes de violence qui ne sont pas du terrorisme, certes, mais qui sont extraordinairement meurtrières et qui, dans une proportion inouïe, pourraient être éradiquées: je ne parle ici ni de drones, ni d’armes à feu, ni de guerre, mais simplement des morts et des blessés par manque de sécurité au travail.
Le 28 avril était chez nous la Journée de commémoration des travailleurs morts ou blessés au travail, et c’est une occasion de rappeler que 211 personnes au Québec, en 2012, sont décédées à la suite d’une maladie professionnelle ou d’un accident du travail. Aux États-Unis, en 2011, 4609 travailleurs sont morts au travail, soit presque 13 par jour – on ne compte pas ici les personnes mortes de blessures ou maladies liées à leur travail. En ajoutant toutes les victimes depuis le 11 septembre 2001, on arrive à quelque 50 000 morts. Combien de décès par le terrorisme depuis cette même date aux États-Unis? Réponse, sauf erreur: 33.
L’actualité nous offrait pourtant une intéressante possibilité de méditer sur tout cela avec la tragédie survenue dans la petite ville de West, au Texas. L’explosion, le 17 avril, de la West Fertilizer Co. a fait 14 morts et plus de 200 blessés. L’usine inexplicablement située près d’une école (heureusement fermée à ce moment-là) a détruit 75 maisons et immeubles et sévèrement endommagé un complexe résidentiel et une maison de retraite. L’usine n’avait, semble-t-il, pas de système d’alarme, pas de gicleurs ni de pare-feu pour isoler les stocks de matériaux hautement inflammables qu’on y entreposait, notamment de l’ammoniac. La dernière inspection par le service gouvernemental concerné, devenu exsangue en raison de coupures incessantes, remontait à 1985. Maintes fois réprimandée, notamment pour les dangers qu’elle faisait courir à ses employés, l’usine paya finalement une amende de… 30$.
Inutile de me le rappeler, je le sais: j’ai moi aussi mes points aveugles. Je me soigne, cependant. J’ai appris comment à l’école primaire: je bouge la tête, je regarde et je lis ailleurs.
Ça ne garantit pas l’immunité, mais ça aide grandement…
C’est très intéressant et hautement significatif, que Normand, spécialiste en Éducation nous parle de son Instituteur et non de son professeur. Reveindrons-nous au sens exact des mots ? Ma petite voisine de 4 ans suit des cours de natation et aime son professeur… Non, lui ai je fait remarquer, tu aimes ton instructeur…
Loyola, je ne sais pas si tu es au courant, mais:j’ai fait mon primaire (et une partie de mon secondaire) en Afrique et au primaire mon enseignant était bien un instituteur. C’est en plus un mot que j’aime…
Les philosophes ME sont indispensables. On peut omettre les mots en majuscules.
Normand, j’étais au courant. Je voulais tout simplement te féliciter pour utiliser les bons tremes. Il en va de meme avec le mot autochtone !!!
Parmi vos grandes qualités Normand : voir en 360 degrés pour ne pas dire en 4 dimensions, être intègre dans la diffusion de vos informations et sources, puis rester sur la terre ferme. On ne reprochera jamais à un phare d’avoir un point aveugle de temps en temps;-) Le contraire serait plutôt inquiétant.
Il est important que les travailleurs, s’éduquent, s’encouragent, se soutiennent, persévèrent pour que le milieu de travail sans cesse s’améliore. Personne d’autres ne le fera pour nous, encore moins les gestionnaires et les politiciens à moins que ces derniers croient perdre un vote.
Dans l’excellente BD »Philémon » le phare n’a pas de point aveugle et voit en 6 dimensionse et de l’autre coté du miroir, comme Alice. Son auteur Fred vient de passer l’arme à gauche.
Philémon BD Fred décès
1. Le Devoir, Fabien Déglise, L’auteur de bd Fed, créateur de Philémon, s’éteint à 82 ans, 4-4-2013.
http://www.ledevoir.com/galeries-photos/l-auteur-de-bandes-dessinees-fred-createur-de-philemon-s-eteint-a-82-ans/108925
2. Bande dessinée – Décès de Fred, le créateur de Philémon, 3 avril 2013, Fabien Deglise
http://www.ledevoir.com/culture/livres/374762/bande-dessinee-deces-de-fred-le-createur-de-philemon
3. Fred, ce génie de la bande dessinée, 5 avril 2013 | Jean-Claude St-Hilaire – Saint-Pierre-de-Broughton
http://www.ledevoir.com/culture/actualites-culturelles/374897/fred-ce-genie-de-la-bande-dessinee
4. La Presse, Alexandre Vigneault, Philémon orphelin, 4-4-2013
http://www.lapresse.ca/arts/livres/bd-et-livres-jeunesse/201304/04/01-4637469-philemon-orphelin.php
5. Un funambule de l’imaginaire et de l’absurde, Olivier le Bussy
http://www.lalibre.be/culture/global/article/807348/un-funambule-de-l-imaginaire-et-de-l-absurde.html
BD en général : http://www.lelibraire.org/a-propos
6. Le Devoir, Fabien Deglise, Philémon un dernier petit tour, 20-4-2013, http://www.ledevoir.com/culture/livres/376150/bede-philemon-un-dernier-petit-tour
Le terrorisme n’est pas une idéologie. Il n’est pas lié à aucune réligion en particulier ni à un seul projet politique. Le terrorisme n’est pas un phénomène global et organisé mais local et parfois même individuel. Le terrorisme c’est une méthode, un moyen et pas une fin. Donc, pour moi « la lutte contre le terrorisme » est voué à l’échec, de même que « la guerre contre la drogue a échoué (autant de consommateurs sinon plus qu’il y a 30 ans).
Le travaille de conscience en est un de chaque seconde. Les plus à craindre sont ceux qui se targuent d’être lucides. Je préfère de loin ceux qui cherchent. Même si ce qu’ils trouvent sera toujours incomplet et relatif.
Dans un autre papier, il était aussi question de terrorisme et de terroristes. M’est venue l’idée qu’il conviendrait peut-être de ne parler d’abord que de la terreur, c’est-à-dire des souffrances volontairement infligées à des êtres humains par d’autres êtres humains, qu’ils soient le fait d’un commando islamiste, d’un manufacturier de vêtements ou de fertilisants. Ensuite, pour autant qu’on ne veuille pas reconnaître quelque légitimité ni à contrario prononcer l’anathème, ce qui me paraît également futile, il faudrait tasser du chemin l’étiquette «terroriste» et chercher là où elles sont les causes de tels actes. Pour s’en tenir à ceux qu’on appelle habituellement de ce nom (pas les gouvernements – pas les multinationales, pas les entreprises de presse vouées au conditionnement idéologique, juste les «vrais» terroristes -, on trouverait sans doute une assez grande diversité de motivations parmi lesquelles l’adhésion, elle-même à géométrie variable, à une confession religieuse.
Certains s’attardent aux mots et très souvent, je suis de ceux là. Cependant, il arrive dans certaines occasions qu’il faille s’en affranchir et plonger dans le sens d’un texte. Suite à cet exercice, votre texte monsieur Baillargeon est fort instructif. Voilà comment transformer un point aveugle en un point de vue si éclairant.
M. Baillargeon, votre « Petit Manuel » se présente comme un traité d’argumentation logique et, comme tel, se révèle effectivement fort instructif. Ça ne vous met pas pour autant à l’abri de dérapages argumentatifs parfois curieux. Ainsi, affirmer que les accidents de travail font plus de morts que le terrorisme est une proposition sensée, vérifiable ou falsifiable. En tirer argument contre la lutte antiterroriste est absurde.
Soit l’assertion suivante : les maladies cardiovasculaires tuent plus que les accidents de travail qui eux-mêmes tuent plus que les attentats terroristes. Sommes-nous fondés à en conclure que l’État doit abandonner toute mesure préventive en matière de sécurité nationale et de sécurité au travail – au mépris de son devoir le plus élémentaire – pour se concentrer toutes affaires cessantes sur la prévention des maladies cardiovasculaires? Bien sûr que non.
Il existe déjà suffisamment de bonnes raisons pour réclamer un meilleur encadrement de la santé et de la sécurité au travail, sans qu’il faille recourir en plus à des arguments fallacieux. À vouloir trop prouver, on en viendrait presque à nuire aux meilleures causes.
M. Gravel: c’est vous, pas moi, (relisez bien) qui tirez cette conclusion qu’il s’agirait d’n argument contre la lutte ntiterroriste, en faisant ill me semble comme si on se trouvait devant deux options exclusives: luter contre le terrorisme ou lutter contre les accidents au travail.
À lire trop vite parfois, on commet ce genre d’erreur et on accuse indûment les gens de toutes sortes de choses, II arrive m¨me qu’on oublie le titre d’un livre qu’on a lu: Petit cours et pas Petit manuel, par exemple.
M. Baillargeon, vous venez de marquer un point. Mon commentaire contient effectivement une extrapolation qui ne découle pas nécessairement de votre propos, même si l’on peut être tenté de l’en inférer.
Cela dit, je suis toujours étonné de la fréquence avec laquelle on voit revenir des arguments du genre: « Ceci ou cela cause annuellement tant ou tant de décès, c’est un scandale, il faut faire quelque chose. » L’ennui avec un tel discours, c’est qu’il est susceptible de se répercuter à l’infini au fur et à mesure que les bonzes de la santé publique décident de s’attaquer à tel fléau, puis à tel autre, et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Ceci pour une raison fort simple quoique déplaisante: 100% des gens finissent par mourir de quelque chose. Pour parler comme Cioran, c’est là « l’inconvénient d’être né »…
Par exemple, le ministre Gaudreault annonçait récemment, sur un ton triomphaliste, le meilleur bilan routier de la province depuis 65 ans. Voilà une bonne nouvelle. La mauvaise, c’est qu’une moindre prévalence des accidents de la route comme cause de décès s’accompagne automatiquement d’une prévalence accrue des diverses autres causes de décès. On peut dès lors s’attendre à ce que le lobby de la sécurité routière baisse le ton en même temps que les lobbys anticancer et antitabagiste se découvrent au contraire soudainement une nouvelle vigueur. Quant à la lutte contre le suicide, on peut parier que ses bons apôtres ne désarmeront jamais, même s’il est démontré que le phénomène est inélastique et que la prévention ne peut avoir d’influence favorable sur le taux de suicides mortels qui reste à peu près constant.
Bien sûr, il est toujours consolant de se dire qu’il suffirait à notre bon et sage gouvernement de prendre telle ou telle mesure pour « éradiquer dans une proportion inouïe » les accidents de travail, les accidents de la route, les cancers du poumon, les suicides, les attentats terroristes, que sais-je encore. La stratégie du « tout-préventif » n’en reste pas moins une utopie. Par exemple, saviez-vous que les données empiriques montrent une corrélation positive entre le montant de l’aide étrangère reçue par un pays et le nombre d’attentats terroristes émanant de ce même pays? (http://neeo.univ-tlse1.fr/1605/1/aid_delegated.pdf)
M. Baillargeon, c’est un réel plaisir d’échanger avec vous.