Prise de tête

Pédagogie Waldorf et politiques publiques

Samedi dernier, Le Devoir a publié un texte de l’écrivaine Nancy Houston: se fondant, entre autres, sur son expérience personnelle, elle s’y portait à la défense de l’école primaire publique de la Roselière, de Chambly, que la commission scolaire veut fermer. Cette décision est vivement contestée par des parents d’élèves. 

La controverse vient de ce qu’il s’agit d’une école Waldorf/Steiner, où se pratique une pédagogie bien particulière, que l’élève Houston a connue et aimée. 

Après avoir rappelé ce qu’est cette pédagogie, je voudrais, non pas dire ma position, mais rappeler pour quelles raisons des décisions de politiques publiques en éducation, comme celle de maintenir ouverte ou de fermer cette école, peuvent être complexes et difficiles à prendre. 

L’Autrichien Rudolf Steiner (1861-1925) est le fondateur d’un mouvement mystico-spiritualiste (mon expression) appelé l’anthroposophie, né d’une scission en 1913 au sein d’un autre mouvement similaire, la théosophie. 

L’anthroposophie soutient qu’il existe un ordre spirituel de réalité auquel l’être humain peut accéder, et déploie cette conviction à travers diverses doctrines, dont certaines sembleront étranges au commun des mortels, voire invérifiables ou démonstrativement fausses. 

Des exemples? La réincarnation; la croyance en la vérité de mythes comme l’Atlantide; une vision par certains aspects délirante de l’histoire et de l’évolution humaine – par exemple, durant une phase appelée lémurienne, les humains auraient eu le don de télépathie; l’existence de trois corps: physique, éthérique et astral; et même, semble-t-il, le racisme; d’autres encore. 

En 1919, Steiner ouvre une première école fondée sur ses enseignements. Il en existe aujourd’hui de très nombreuses, dans plusieurs pays, et jusqu’au Québec – elles ne prônent pas le racisme, faut-il le dire? La pédagogie qu’on y applique mise sur la créativité, l’imagination, l’expérience sensorielle, les légendes et les mythes, la liberté, le jeu, le mouvement. Et elle a reçu son lot de sévères critiques.

Un rapport commandé par la commission scolaire sur l’école de la Roselière a conclu que le programme officiel des écoles québécoises n’y était pas respecté. Cette conclusion, si elle est avérée, constituera aux yeux de plusieurs un motif raisonnable de refuser de financer une école du réseau public. 

D’autres arguent, ce qu’un chercheur comme Yves Casgrain documente très bien, que le caractère sectaire de l’anthroposophie et potentiellement endoctrinaire de ses écoles constitue un autre motif raisonnable d’arriver à la même conclusion. 

Cela dit, le seul fait que des idées ou des pratiques éducatives nous semblent étranges, bizarres, d’une efficacité peu plausible et même éloignées de ce qui est prescrit par le programme étatique est un argument à manipuler avec soin. 

Plusieurs raisons incitent à la prudence.

Sur un plan juridique et politique, d’abord, nous avons certes un programme obligatoire devant être suivi par tous les enfants jusqu’à 16 ans. Mais dans notre effort pour satisfaire trois légitimes revendications de droit (celui des parents, qui réclament un droit de regard sur l’éducation que reçoivent leurs enfants; celui de la collectivité, qui a droit à des citoyens; et celui des enfants, qui ont droit à un avenir ouvert et non clos par le hasard de leur naissance), nous faisons collectivement preuve d’une certaine tolérance sur son application – pour de bonnes et parfois moins bonnes raisons, mais c’est une autre histoire. Et c’est pourquoi on tolère des écoles religieuses, on permet l’éducation à domicile et on autorise… des écoles Waldorf. 

Sur le plan scientifique, on pourra penser que si des méthodes sont clairement moins bonnes ou nuisibles, cela peut constituer une solide base pour les bannir. Sans doute. Mais l’expérience personnelle est insuffisante pour le savoir et souvent, hélas, on ne dispose que de peu de résultats de recherches crédibles et généralisables. Prenez la pédagogie Waldorf. Pour des raisons ésotériques, on y recommande d’apprendre à lire à partir de 7 ans environ. Est-ce sage? Sur cette question, je connais une étude qui compare les enfants Waldorf aux enfants ayant appris à lire plus tôt. Résultat? Les enfants Waldorf sortent largement perdants de la comparaison. Décisif? Pas vraiment. Car il ne s’agit que d’une étude, difficilement généralisable. 

Sur le plan pédagogique, enfin, on pourra arguer que le fait de cacher le lien entre ce qui se passe à l’école et les croyances qui fondent ces pratiques est indéfendable et constitue une raison de refuser de financer une telle école. Bien. 

Mais soulignons aussi ceci, qui n’est pas assez dit: il arrive, dans une pratique humaine complexe comme l’éducation, que des idées, disons, étranges inspirent des pratiques saines et efficaces – notez que je ne dis pas que c’est le cas ici. 

Par exemple, le fondateur des jardins d’enfants, F. Froebel, a tiré plusieurs sages et salutaires pratiques pédagogiques de croyances mystiques très bizarres. Nombre des pratiques subsistent aujourd’hui, même si ces croyances sont oubliées.

Moralité? Quand on enseigne des choses historiquement et scientifiquement fausses aux enfants (en histoire ou en biologie, possiblement, avec la pédagogie Steiner), nous avons un possible motif (le non-respect du programme) d’intervenir, voire de ne pas subventionner l’école. Mais quand ces enfants font des maths de telle ou telle manière et que leurs pédagogues pensent que cela fait passer des anges dans la classe (sic!), on ne peut totalement exclure, a priori, que la méthode soit efficace – même si ce n’est pas pour la raison donnée. À vous de voir ce qui s’ensuit (prudence!). 

Compliqué? Ben oui. Et bienvenue dans le monde réel, où notre ignorance est immense et où nous devons néanmoins prendre des décisions, certaines de toute première importance puisque c’est de nos enfants qu’il s’agit… 

Je tairai, comme convenu, ma propre conclusion. Mais c’est (entre autres) en tenant compte de ce qui précède que l’on devrait en défendre une.