Prise de tête

Usine Old Dutch: Et si on tentait une réforme non réformiste?

Si on s’intéresse à la question du changement social dans une perspective que je me contenterai ici d’appeler de gauche, on ne peut manquer d’être frappé par la force et la clarté avec lesquelles s’impose à nous, aujourd’hui, ce vieux dilemme entre réformisme et radicalisme.

Simplifions un peu.

De son côté, le réformiste insiste, non sans raison, sur les dangereuses illusions du radicalisme politique et incite, partant, à la prudence et à la modération; puis, rappelant de substantiels gains qui ont été obtenus de cette manière (les soins de santé universels, la protection sociale, etc.), il nous incite au patient combat électoral qui permettra, demain, d’obtenir de semblables victoires.

De son côté, le radical insiste pour rappeler que ce sont les pressions des groupes militants qui sont la cause réelle de ces gains et que la voie électorale n’a fait que les entériner pour les parachever; que ces gains sont d’ailleurs des acquis toujours fragiles et menacés, à preuve la lecture de n’importe quel quotidien. Il s’agit donc, faute de grand soir de toute façon improbable, moins de prendre le pouvoir que de le diffuser et d’influencer la politique de l’extérieur, de là où se joue le politique. Le radical pourra appeler à sa rescousse les désastres politiques que sont typiquement les gauches (ou présumées telles) au pouvoir: ces temps-ci, au Québec, le désolant PQ; en France, le consternant Hollande; aux États-Unis, l’atterrant Obama.

C’est un peu à ce dilemme que s’est heurté Québec solidaire lors de son dernier congrès. C’est à lui que font face toutes les personnes et tous les groupes de gauche. Et il n’y a pas de solution magique, universelle ou clé en main pour le résoudre.

André Gorz, un philosophe français, le savait parfaitement. Mais il avait forgé la très dialectique expression «réforme non réformiste» pour désigner ce qui lui semblait une perspective prometteuse pour sortir du dilemme entre idéalisme sans emprise sur le monde réel et pragmatisme condamné à décevoir les espoirs qu’on place en lui.

Gorz en appelait à l’audace de la pensée et de l’action par laquelle des avenues sont dessinées qui, tout en étant des réformes (car il faudra bien faire des réformes), ne sont pas que cela et se prolongent dans la direction vers laquelle le radicalisme indique qu’il faut tendre. Ce qu’on peut attendre de cette manière de penser et d’agir est substantiel: des gains sont obtenus et ils portent en germe des promesses d’idées nouvelles et de transformations du monde progressivement de plus en plus radicales. Ils encouragent à lutter et donnent un sens à l’action.

Tout cela est abstrait? Sans doute. Mais voici un exemple concret de ce que ça peut signifier, ici et maintenant.

Rappel des faits. Les Aliments Old Dutch viennent d’annoncer, de la manière insultante et cavalière qui est usuelle en ces matières, qu’en septembre ils fermeront leur usine de Lachine et mettront donc 216 travailleurs à pied.

L’usine, achetée par son nouveau propriétaire en 2006, avait besoin de rénovations substantielles. L’automne dernier encore, le propriétaire promettait de les faire. Mais il a changé d’avis, peut-être parce qu’il a obtenu un prêt de 15 millions de dollars du gouvernement du Nouveau-Brunswick pour agrandir une usine qu’il possède là-bas.

Voici notre dilemme, bien visible et tel qu’il se pose à nous constamment. Un certain radicalisme incitera au nécessaire combat contre les coupables habituels (la mondialisation, le capitalisme, etc.), mais sans grand effet sur ce cas particulier et sans que cela réconforte les employés concernés.

Un certain réformisme nous demandera de lutter contre les fermetures abusives, ou, selon le sordide scénario bien connu, voudra qu’on promette, non pas 15, mais 16 millions à l’entreprise concernée.

Que serait une réforme non réformiste, dans ce cas précis? Elle pourrait consister à céder l’usine aux employés pour qu’ils la gèrent selon des principes et des normes qu’ils auraient décidés. Je ne dirai pas un mot du détail de la réalisation de cette idée: elle rencontre sans l’ombre d’un doute des obstacles, mais des obstacles qui sans l’ombre d’un doute aussi sont surmontables.

Les perspectives de pensée et d’action qui s’ouvrent alors sont infinies, même en cas d’échec relatif de l’aventure. Elles ouvrent sur des exemples inédits de manières de produire, de consommer, d’inscrire un lieu de production dans une communauté, de donner du sens au travail, de l’organiser, qui tous invitent à repenser la hiérarchie, le pouvoir, le profit et mille autres choses encore.

Ces idées se répandant, elles pourraient donner le goût de cette autre chose qu’elles font pressentir et déjà goûter. Viendrait alors un jour où elles seraient à ce point familières et admises que ce ne serait que naturel, pour ceux et celles qui y travaillent, de s’emparer des usines.

Le manque d’audace qui interdit d’emprunter de telles voies, ou même de simplement les envisager, a de nombreuses causes. Ce sont par exemple ces intellectuels, qui ne parlent plus guère de ces idées; c’est un gouvernement dont on ne peut pas attendre grand-chose tant qu’une pression populaire substantielle ne s’exercera pas sur lui, parce qu’il est désormais tellement au service des compagnies et si peu au service de sa population; mais, et il faut le dire, nos syndicats, corporatistes et qui acceptent que la conversation et l’action sociales et politiques soient confinées aux cadres que décident les Maîtres, ces syndicats-là y sont pour beaucoup. Mais ils peuvent faire mieux et plus.

Je m’adresse donc à eux: pourquoi ne pas tenter une expérience d’autogestion avec l’usine Old Dutch?

Chiche?