Prise de tête

Conspirations, libre marché et aveuglement

Deux importants articles scientifiques ont retenu mon attention cette semaine et, comme moi, ils vous feront sans doute réfléchir à l’actualité.

Le premier est paru en mai dans Environmental Research Letters. Ses auteurs ont examiné tout près de 12 000 articles sur le climat parus sur 20 ans (1991-2011) dans des revues avec comité de lecture. De ce nombre, ils ont retenu ceux qui se prononçaient sur la réalité du réchauffement climatique anthropique (dorénavant RCA, c.-à-d. le climat se réchauffe et l’activité humaine joue en cela un rôle important). Que disaient ces articles?

Le résultat est sans équivoque: 97,1% d’entre eux tiennent le RCA pour une donnée scientifique établie; 0,7% d’entre eux rejettent cette idée; les autres sont indécis.

97,1%, ce n’est pas un consensus absolu, certes: mais presque; et il est probable que ce type de quasi-unanimité ne soit pas loin de ce que nous pouvons espérer de mieux dans les sciences empiriques – ce qui n’exclut pas qu’un nombre considérable de débats restent ouverts, ni même qu’avec de bons arguments on puisse forcer à remettre en cause le consensus actuel.

Mais considérez à présent deux faits étonnants.

Le premier est que dans la sphère publique, on pense plutôt que la question du réchauffement climatique anthropique est controversée, y compris pour les scientifiques, qui ne s’entendraient ni sur la réalité du phénomène ni sur sa cause. Il y a sans doute des variations à cette incrédulité – selon les pays et selon la définition qu’on adoptera de la sphère publique: mais la chose ne fait guère de doute et là où la question a été attentivement étudiée, par exemple aux États-Unis, elle est avérée.

Le deuxième fait, dont j’ai souvent été le témoin ébahi, est l’extraordinaire résistance qu’on rencontre à faire admettre à certains interlocuteurs cet important consensus scientifique et à le prendre en compte pour ce qu’il signifie. J’en ai encore fait l’expérience cette semaine avec quelqu’un pour qui le passage à la télé d’un mathématicien auteur d’un ouvrage climatosceptique était un élément si décisif sur la question que le rappel des données qui précèdent sur le consensus des experts le laissait de glace. Voilà un cas troublant de personne intelligente qui a oublié de prendre son cerveau en sortant de chez elle.

Ce qui m’amène au deuxième article que j’ai lu cette semaine, lequel est aussi paru en mai, cette fois dans Psychological Science.

Les auteurs se sont justement intéressés aux croyances des climatosceptiques. Ils ont ainsi constaté que ceux-ci sont, plus que la moyenne des gens, des adeptes d’un capitalisme dérégulé et du libre marché. Ils ont aussi trouvé que les climatosceptiques sont, encore une fois plus que la moyenne des gens, enclins à être des conspirationnistes – et donc à penser que l’alunissage a été filmé en studio par la NASA, que le 11 septembre a été orchestré par le gouvernement américain, ou que le lien entre tabagisme et cancer n’est pas plus établi que celui entre chlorurofluorurocarbone et diminution de la couche d’ozone stratosphérique.

La façon de penser de ces personnes, suggère cette étude, est singulière. Elles adhèrent fermement à une vision du monde où prime le libre marché et où toute intervention de l’État est malsaine et contreproductive; puis elles la défendent quand elles la jugent menacée, par exemple par la réalité scientifiquement admise du RCA dont la reconnaissance conduirait à prôner diverses régulations du marché (par des taxes, par exemple). Cette conclusion étant inadmissible, on raisonne de manière à immuniser notre vision du monde, donc en niant le RCA. Raisonner, ici, signifie travailler à maintenir une conclusion adoptée d’avance, et non examiner les données pertinentes pour décider à leur lumière de ce qu’il convient de penser.

Les bien connus biais de confirmation se manifestent alors: et c’est pourquoi la présence à la télé d’un mathématicien climatosceptique est tenue pour un argument solide contre le RCA, tandis que le vaste consensus des milliers d’experts ne compte pour (presque) rien et peut être ignoré.

Quant à la prévalence du conspirationnisme dans ces milieux, elle n’étonne pas trop. En effet, si vous pensez que la quasi-totalité des scientifiques et des associations scientifiques soutiennent quelque chose de faux, vous devrez dire pourquoi et comment ce fait si étonnant est possible. Invoquer une conspiration (motivée par des gains financiers sous forme de crédits de recherche) devient alors une explication – et on tendra ensuite à trouver plausible en d’autres domaines ce type d’explication.

Mais il n’y a pas que des explications de nature psychologique à la prévalence de ces idées, et le rôle de la propagande conservatrice est ici fondamental. Pour ne citer qu’un chiffre, une recherche sérieuse parue en 2008 estime qu’aux États-Unis, entre 1972 et 2005, 92% des ouvrages exprimant des positions mettant en doute le sérieux des problèmes environnementaux et le consensus scientifique sur ces questions ont été financés par des think tanks conservateurs. 92%, ce n’est pas un consensus absolu, certes: mais…

J’ai dit que ces articles m’avaient fait réfléchir à l’actualité. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi et je vous devine déjà en train de scruter Le Journal de Montréal ou quelque autre média.

De mon côté, après m’être attardé à méditer sur quelques figures du paysage médiatique au Québec, je me suis pris à rêver à de véritables cours de science et d’autodéfense intellectuelle qui seraient offerts à toutes et tous.