Prise de tête

«Mme Dessau, je vous présente M. SNC-Lavalin»

Un cruel et pressant dilemme moral se pose en ce moment quant à nos administrations publiques.

Le voici: que faire avec toutes ces firmes d’ingénierie ayant fraudé, triché, participé à des activités criminelles, entretenu des liens avec des dictateurs — et j’en passe, et des meilleures?

Faut-il les bannir, pour un temps au moins, de l’octroi de contrats publics? Faut-il pardonner, pour sauver des emplois qui seraient autrement perdus? Faut-il au contraire ne pas céder à cet odieux chantage à l’emploi dont tant d’entreprises ont depuis si longtemps appris à se servir en maîtres et dont, il fallait s’y attendre, usent cette fois encore? Faut-il simplement demander le remboursement des sommes perdues? Autre chose?

Je suggère de prendre un peu de recul, et plus précisément de prendre ce si souvent salutaire recul que l’histoire permet de prendre sur l’actualité.

Remontons le temps.

Au milieu du 19e siècle, des entreprises comme le sont les précédentes n’existaient tout simplement pas. Il existait, certes, depuis quelque temps déjà, des sociétés par actions, typiquement créées par une charte décernée par le pouvoir royal et dont le grand chantre des marchés, Adam Smith (1723-1790), avec raison, se méfiait profondément de leur potentiel antisocial.

Puis, compte tenu des avantages que peut procurer la réunion de tant de personnes et de moyens financiers pour la réalisation de ces vastes projets que l’industrialisation demandait, et aussi compte tenu des défauts et autres insuffisances du marché, leur présence se généralisa. Surtout, surtout, avec l’accord des gouvernements, on transforma en profondeur leur statut juridique.

Je n’ai pas ici l’espace pour entrer dans les détails de ces transformations. Disons simplement que, peu à peu, les sociétés devinrent des entités à responsabilité limitée, le contrôle démocratique sur leur charte devint presque inexistant au bout du compte et, enfin, qu’elles furent dotées du statut de personne, avec tout ce que cela implique (liberté d’expression, possibilité de poser certains gestes, et ainsi de suite). Mieux: elles devinrent ce qu’elles sont désormais: des personnes morales et qui ne meurent pas bêtement comme nous. Bref: Madame Dessau, dites bonjour à Monsieur Lavalin.

Ces entités aujourd’hui, dominent, et littéralement, la vie politique et la vie économique à l’échelle de la planète. Leur pouvoir est inouï et plusieurs d’entre elles sont économiquement plus puissantes que la plupart des pays, leur poids politique étant à l’avenant. Ces compagnies échappent à peu près à tout contrôle démocratique, imposent largement leurs volontés aux politiques, accroissent extraordinairement les inégalités, s’approprient les biens communs partout où elles sévissent, externalisent et pompent les fonds publics avant de privatiser les profits, ce qui est la seule fin qu’elles poursuivent.

Outre les agissements de nos firmes d’ingénierie, et pour en rester à l’actualité de la semaine, voici trois exemples, désormais banals, de ce que je veux dire.

Le premier, est qu’on apprenait ces jours-ci que la rémunération des grands patrons, aux États-Unis, a progressé de 12,7% en 2012 (nous sommes en pleine crise économique) et pèse désormais, en moyenne, 273 fois celle d’un salarié. Le deuxième, savoureux en un sens, est que le projet de loi présenté par les républicains pour réglementer ces produits dérivés qui jouèrent un si grand rôle dans le déclenchement de la dernière crise économique a été largement rédigé dans des termes décidés… par la banque transnationale Citigroup. Le troisième, est que Suncor, qui exclut des appels d’offres fédéraux pour fraude, continue de recevoir des subventions.

Un universitaire canadien, Joel Bakan, il y a quelques années, s’était malicieusement amusé à demander, puisque les compagnies sont des personnes, quel genre de personne elles étaient. Sa réponse, fort juste, était qu’il s’agissait de psychopathes, n’ayant que leur intérêt à cœur et étant absolument incapables de se préoccuper d’autrui. Il en a fait un ouvrage (The Corporation) dont on fit un riche documentaire que je vous recommande.

La question dont je suis partie peut être reformulée: on fait quoi avec ces psychopathes? Pour y répondre, ce qui précède nous rappelle que les sociétés n’ont pas toujours existé; que leur existence sous leur forme actuelle est une convention; et qu’en faisant ce qu’elles ont fait, elles ont agi comme il est fatal qu’elles agissent, d’autant qu’il ne s’exerce sur elles et à proportion qu’elles grossissent, aucun contrôle démocratique digne de ce nom.

Je suis d’avis qu’un geste salutaire pour la démocratie serait d’en repenser leur statut juridique. Cela pourrait commencer par les assujettir à une charte qui donnerait aux citoyens un vrai pouvoir sur elles.

Mais on peut aussi suggérer, plus radicalement, que ces entités pathologiques qui sont ce que nous avons qui ressemble le plus à un régime totalitaire, ne devraient tout simplement pas exister. De sorte que dans les circonstances actuelles, le mieux serait de les redonner au public. Et ici, je cherche un verbe. C’est que lorsque, comme on ne manque jamais de le prôner, on veut prendre un bien public, disons un joyau comme Hydro-Québec, pour, sous n’importe quel prétexte, le rendre privé, on demande de le privatiser.

Mais quand on veut suggérer qu’un monstre privé psychopathe comme SNC-Lavalin devrait être rendu public, on prône quoi? De le publiciser? Ça ne va pas. De le nationaliser? Je veux bien, mais il doit y avoir mieux, non? Le mutualiser! Voilà qui est à mon goût.

Mutualisons ces firmes.

Et comme ça, on gardera même les emplois.