Prise de tête

Ceci pourrait vous être utile

Il m’est impossible de ne pas parler de la tragédie survenue à Lac-Mégantic. Et pour commencer de ne pas offrir mes plus vives sympathies aux gens de ce village, où je suis souvent allé.

On ne parle bien entendu que de cela depuis des jours et nous sommes (et serons encore pour longtemps) bombardés d’informations et d’opinions variées. À l’heure qu’il est, des armées d’avocats et de conseillers en relations publiques sont déjà à l’œuvre pour travailler l’opinion et les décideurs, et pour faire valoir la version des événements la plus favorable à leurs clients.

L’heure est désormais aux réponses et quelques-unes au moins, peu à peu, vont nous être fournies: Qui? Quoi? Quand? Avec quel effet? Nous ne savons pas grand-chose au moment où j’écris pour répondre avec assurance à ces questions. Mais nous en saurons progressivement de plus en plus.

Je voudrais de mon côté vous suggérer ici quelques préoccupations et quelques cadres d’analyse qui pourraient bien vous être utiles pour juger si les réponses proposées sont pertinentes et vont, ou non, au fond des choses.

1. Accident et risque. Il s’agit d’un accident, nous dit-on. Sans doute. Mais il y a accident et accident.

Un accident peut être un événement imprévisible et inattendu qui se produit contre toute attente, et malgré que toutes les précautions devant être prises l’aient été. Ce qui ne signifie pas qu’il soit sans cause ou que l’activité soit absolument sans risque: un accident de la route est parfois, en ce sens, un accident.

Et puis il y a accident quand survient quelque chose dont on savait parfaitement qu’il pouvait survenir, malgré les précautions prises et compte tenu du fait qu’un risque associé à une pratique est connu, réel, mais a été consenti. C’est manifestement plutôt de ce genre d’accident qu’il est question ici.

Dans ces cas de figure, on ne prend pas le risque à la légère: si on est sérieux, de nombreux experts en décident et, littéralement, calculent ce risque. Par exemple, le risque de développer un cancer par exposition durant toute sa vie au solvant dichlorométhane est évalué à 4.1 x 10 – 6. Le risque est faible et ce solvant est autorisé. Ici, le risque était celui de faire transporter des quantités X de matières dangereuses sur des quantités Y de kilomètres de rails traversant tant de villages et de villes, dont Montréal. Quels calculs ont été faits? Sur quelles bases?

Ces experts utilisent divers outils pour apprécier le risque, dont celui de la valeur statistique d’une vie humaine. Si une mesure qui sauverait une vie coûte moins que la vie sauvée, elle est candidate sérieuse à être implantée, voire doit l’être. Sinon… que vaut une vie humaine? 1,4 million de livres estime-t-on en Grande-Bretagne. 6 millions $ aux États-Unis. Ici?

De tels calculs, appelés risques-coûts-bénéfices ont-ils été faits? Sur quelle base? Mais aussi par qui? Et qui a décidé des mesures de sécurité à prendre et s’est assuré de leur correcte et complète mise en œuvre? Des fonctionnaires? L’entreprise en cause (Montreal, Maine & Atlantic Railway)? Les deux conjointement? Dans quelles proportions, alors?

Le risque doit en outre, au moins en certains cas, être consenti. Devait-il l’être, ici, ou les citoyens sont-ils les involontaires cobayes sur lesquels on tente une expérience probabiliste? L’a-t-il été? Par qui? Les citoyens concernés ont-ils été réellement informés? Le cas échéant, pouvaient-ils réellement refuser de prendre le risque qu’ils comprenaient prendre? Le gouvernement a-t-il réellement, comme il le doit en théorie, défendu leurs intérêts et leurs droits?

2. Contexte et imputabilité. Toutes ces questions ne sont pas anodines et les réponses devront être interprétées à la lumière de certaines données possiblement cruciales. Rappel.

Nous vivons en effet dans un monde où la tendance lourde, depuis trois décennies au moins, est la montée en puissance fulgurante de l’entreprise. Cela se traduit par des phénomènes bien connus et documentés: la privatisation; la dérégulation; la restructuration. En termes clairs, la recherche du profit a préséance sur tout et les entreprises se comportent de plus en plus comme elles sont faites pour le faire, c’est-à-dire en suivant la maxime de Milton Friedman qui assure que leur seule responsabilité sociale est de faire des profits pour leurs actionnaires. Leur seule responsabilité sociale…

En outre l’État, de plus en plus, se met entièrement à son service. Sa mission de défense du bien commun (et des biens communs) est de moins en moins remplie (si tant est qu’elle l’a déjà été), de sorte qu’une espèce de contrat social entre l’entreprise et son milieu tend à ne plus exister. C’est dans ce contexte qu’il est raisonnable de penser qu’il faudra interpréter ce qui s’est passé: et si ce n’est pas le cas, qu’on nous le démontre clairement.

3. Réparation. Les responsables doivent être identifiés et, quand ils le seront, devront assumer leur responsabilité et payer ce qu’ils doivent payer. Mais l’expérience, par exemple celle de Bhopal (Inde, 1984: une explosion de la Union Carbide tue des milliers de personnes; le président de la compagnie coule des jours heureux aux États-Unis et les compensations versées ont été dérisoires), montre que les démarches peuvent être longues et les résultats très insatisfaisants. Nous devrons donc collectivement tout mettre en œuvre pour nous assurer que ce qui s’annonce ne sera pas Bhopal en Québec.

Je voudrais terminer sur une note positive, si du moins la chose est possible. Si une bonne chose, une seule, pouvait sortir de ce terrible drame, ce serait une prise de conscience collective qui ferait en sorte que la tragédie du Lac-Mégantic, jamais oubliée, signalerait, dans un siècle, le début de l’entrée du Québec dans l’ère post-pétrole.