Prise de tête

Le rire des philosophes

Le festival Juste pour rire vient de commencer et je voudrais en profiter pour vous parler de cet humour assez particulier qu’on retrouve chez les philosophes.

Une première chose qu’on remarque, c’est à quel point ils et elles apprécient ce qu’on appelle le mot d’esprit.

Le mot d’esprit est une sorte d’épigramme du rire qui frappe juste et fort et qui en impose par sa pertinence et sa justesse. Il est typiquement produit sur-le-champ, ce qui ajoute encore à son charme. En voici un exemple célèbre – c’est peut-être bien une légende urbaine.

Un linguiste donne une conférence durant laquelle il explique que dans toutes les langues connues, une double négation peut signifier une affirmation («Il n’est pas un imbécile» signifiant: «Il est intelligent»). Mais, poursuit le linguiste, chose étrange, dans aucune langue connue, une double affirmation ne signifie une négation. C’est alors qu’un philosophe assis au premier rang lance à haute voix: «Ouais, ouais…»

Bertrand Russell (1872-1970) est pour moi le plus grand philosophe du dernier siècle. Il possédait en outre un remarquable et très british sens de l’humour et a produit plusieurs mots d’esprit. En voici un.

Quand l’éditeur d’un philosophe alors bien connu en Angleterre, mais qui avait énormément pillé l’œuvre de Russell, demanda à ce dernier une préface qu’il aurait voulu élogieuse pour le plus récent ouvrage de son poulain, il reçut pour réponse: «La modestie me l’interdit.»

C’est Ludwig Wittgenstein (1889-1955) qui est, pour bien des gens, le plus grand philosophe du 20e siècle. Il n’est pas spécialement reconnu pour son sens de l’humour (c’est un euphémisme…), mais on lui attribue, à lui aussi, quelques mots d’esprit. En voici un. Apprenant qu’un étudiant avait renoncé à poursuivre ses études de doctorat parce qu’il était arrivé à la conclusion qu’il n’avait rien d’original à apporter, Wittgenstein laissa tomber: «Rien que pour ça, il faut lui décerner un doctorat!»

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Le mot d’esprit n’est pas le seul type d’humour que les philosophes affectionnent particulièrement. Ils sont aussi friands de ce qu’on peut appeler des blagues par autoréférence contradictoire, proches de ces paradoxes dont ils raffolent aussi.

Dès l’Antiquité, les philosophes ont été fascinés par ces contradictions dont l’étude coïncide avec le début de la logique. Que penser par exemple de cette affirmation d’Épiménide le Crétois qui proclame: «Tous les Crétois sont des menteurs»? Et considérez le paradoxe que dissimule cette loi qu’imagine Russell qui serait promulguée dans un village où œuvre un seul barbier (masculin): «Le barbier du village doit raser tous les hommes du village qui ne se rasent pas eux-mêmes et seulement ceux-ci.» Bon: qui rase le barbier, alors?

Prenez une feuille de papier. Écrivez sur une face: «La phrase écrite sur l’autre côté de cette feuille est vraie.» Et sur l’autre face, écrivez: «La phrase écrite sur l’autre côté de cette feuille est fausse.» Offrez-la ensuite à quelqu’un que vous n’aimez pas…

Groucho Marx est un mien favori pour cette sorte d’humour, qu’il pratiquait souvent. Jugez-en: «Le secret d’une vie heureuse réside dans l’honnêteté et la justice. Si vous pouvez simuler cela, vous avez gagné.» Ou encore: «Je refuse d’appartenir à un club qui voudrait de moi comme membre.» Et pour finir – mais il y en a tant: «Tels sont là mes principes. Et si vous ne les aimez pas, eh bien j’en ai d’autres!»

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L’absurde découvert au terme d’un raisonnement en apparence cohérent est aussi prisé des philosophes et certaines des blagues qu’ils racontent le montrent bien. Considérez cet amusant dérapage logique.

Un homme, appelons-le Jean, rencontre au bar une femme qui lui dit qu’elle est logicienne. L’autre ignore ce que c’est et pour lui expliquer, la logicienne lui demande s’il possède un aquarium. L’autre dit oui. Elle poursuit: c’est que vous aimez les poissons. Oui. Et sans doute que vous aimez aussi les animaux en général. Oui. Et sans doute aussi la nature. Oui. Sans doute êtes-vous romantique. Oui. Sans doute, vous aimez les femmes. Oui. Vous voyez, dit la logicienne, c’est cela la logique: on part de prémisses et on tire des conclusions. Ici, partant de votre aquarium, on a conclu que vous aimez les femmes. L’homme est impressionné. La logicienne quitte le bar, quand un ami de Jean y entre. Jean s’empresse de lui faire part de ce qu’il a appris. La logique, mon vieux, on part de prémisses et on tire des conclusions. C’est étonnant. Je te donne un exemple. As-tu un aquarium? Non, répond l’autre. Alors, tu es homosexuel.

Russell, encore. Mathématicien, il recevait souvent des gens un peu spéciaux qui pensaient avoir résolu des problèmes qu’on sait insolubles, comme la quadrature du cercle. Russell avait trouvé une façon originale de s’en débarrasser: il leur offrait un de ses ouvrages de mathématiques, avec pour mission de le lire et de revenir ensuite. Ils ne revenaient jamais. Jusqu’où jour où un homme revint dès le lendemain. «Vous avez déjà lu le livre?», s’inquiéta Russell. «Juste deux pages. Et je n’ai rien compris sauf une phrase, qui est fausse.» «Ah bon?» «Vous écrivez, comme exemple de ce qu’est une proposition: Jules César est mort.» «Et alors?» «C’est faux.» «Comment ça?», demande Russell. L’homme se lève alors de sa chaise en colère: «Parce que je SUIS Jules César!»

On le voit: les philosophes ne manquent pas d’humour. En fait, il existe même deux ouvrages (de Klein et Cathcart) qui enseignent nombre de concepts philosophiques uniquement avec des blagues. Et, le saviez-vous, des philosophes écrivent pour les Simpson.

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Ce texte, je l’avoue, était honteusement intéressé. C’est que je ne comprends pas qu’on n’invite pas de philosophes à Juste pour rire. Un peu de courage et d’audace, que diable organisateurs de cet événement! Je vois ça d’ici… On appellerait ça la soirée: Je pense, donc je ris.

Ce qui me rappelle Descartes, qui, lui aussi, est dans un bar, un peu amoché. Le barman lui demande: «Un petit dernier, René?» Descartes répond: «Je ne pense pas.» Et il disparaît.