Prise de tête

L’affaire Sophie Durocher

Sophie Durocher, qui tient une chronique au Journal de Montréal, vient, avec son employeur (Sun Media et le site Canoë) d’être condamnée par la Cour supérieure à se rétracter et à verser 10 000$ en dommages moraux pour atteinte à la réputation de Gesca, propriétaire de La Presse.

L’affaire commence le 17 juin 2011, avec la publication, dans le Journal de Montréal puis sur le site Canoë, d’un article de Madame Durocher intitulé: Les copains d’abord. Elle y soutient que Radio-Canada a tenté de négocier pour obtenir la diffusion gratuite du débat des chefs au profit du site cyberpresse.ca, «comme on le ferait pour aider un ami». Gesca a porté plainte et a gagné son procès.

Pour l’essentiel, on reproche à Madame Durocher de ne pas avoir respecté certaines normes journalistiques et notamment de ne pas avoir vérifié les faits allégués, qu’elle tenait par simple ouï-dire.

Elle et son employeur porteront cependant la cause en appel, en arguant que Mme Durocher n’est pas journaliste, mais plutôt chroniqueuse et que son métier, de ce fait, est de donner son opinion: ce qu’elle a fait.

Cette affaire présente des dimensions juridiques que je suis tout à fait incompétent à commenter – non seulement sur le jugement rendu, mais aussi sur la question de savoir si un tel procès est, ou non, une bonne chose pour le journalisme. Mais elle a aussi, il me semble, des aspects philosophiques sur lesquelles je voudrais m’attarder un peu.

J’en retiendrai deux: le statut de l’opinion, d’abord; puis, partant, le rôle des médias dans une société démocratique.

Sur le premier point, je vous propose un détour par un penseur d’une très grande actualité… qui a vécu il y quelque deux millénaires et demi: Platon.

Dans un texte célébrissime, il demande à quelles conditions nous pouvons penser savoir quelque chose. (Pour le suivre, ayez en tête certaines choses que vous pensez savoir: que le sel est un composé de chlore et de sodium; que la Terre est plus ou moins ronde; que la route que vous devez prendre pour vous rendre de X à Y est celle-ci; et ainsi de suite).

Platon suggère trois conditions qui, conjointement, font que l’on peut correctement prétendre savoir. La première est évidente: il faut que l’on pense que telle ou telle chose est vraie. Pour que je puisse prétendre savoir que le sel est un composé de chlore et de sodium, il faut que je pense que tel est le cas. Platon dit: il faut que je sois de l’opinion que c’est le cas. Mais cela ne suffit pas, puisqu’il peut arriver (et arrive souvent, hélas) que mon opinion soit fausse. D’où une deuxième condition: il faut que cette opinion soit vraie.

On dira donc que le savoir est l’opinion vraie et on pourrait croire le sujet clos. Mais Platon, finement, ajoute une troisième condition: il faut que cette opinion vraie soit tenue pour vraie pour de bonnes raisons. Savoir, c’est donc avoir de bonnes raisons de penser vraie telle ou telle chose qui est en effet vraie – et non de le penser sur la foi de l’autorité, par conformisme et pour mille autres mauvaises raisons.

Au total, dit Platon, le savoir est l’opinion vraie justifiée.

Revenons à notre affaire Durocher.

On ne peut discuter de simples opinions. Et on ne peut pas non plus attendre des chroniqueurs – ni de quiconque intervient dans le débat public – qu’il dise vrai: ce serait une exigence bien trop grande et impossible à satisfaire, compte tenu notamment de la complexité des questions débattues et de la diversité des valeurs que l’on défend en adoptant une position ou une autre.

Que faire? J’entends d’ici (vous aussi, sans doute) le Platon dont j’ai parlé (le vrai Platon, c’est une autre histoire…) nous souffler la réponse: s’agissant de vos chroniqueurs et chroniqueuses, vous ne pouvez pas vous contenter qu’ils émettent simplement des opinions; et vous ne pouvez exiger d’eux et d’elles qu’ils disent vrai; mais vous devez demander que des arguments, et donc des raisons qu’ils et elles tiennent pour bonnes, soient avancés en faveur des opinions émises. Car partant de là, vous pourrez discuter.

Ce qui m’amène à ma deuxième observation.

C’est que cette exigence que je viens de rappeler devrait être au cœur même de la définition du rôle des médias dans une société qui aspire à incarner autant que possible un idéal démocratique. Dans une telle société, les médias seraient un des espaces privilégiés où se tient une vaste conversation dans laquelle des faits sont mis à jour et des arguments sont échangés.

On peut valoriser la démocratie pour diverses raisons: parce qu’elle permet à une majorité de décider; parce qu’elle permet de prendre de bonnes décisions; et ainsi de suite. Mais on peut aussi l’apprécier comme une vaste procédure de délibération. Cette démocratie délibérative est précieuse et les médias devraient jouer un rôle fondamental dans son maintien et dans son enrichissement, notamment en attirant l’attention sur des faits, en grand nombre et importants, et en permettant à des arguments d’être avancés et débattus dans la grande conversation.

Une poignée de médias appartenant à quelques corporations et reflétant dans une très substantielle mesure leur perspective sur le monde sont-ils le meilleur moyen de servir cette cause?

Vous avez sûrement une opinion là-dessus, non?

Elle n’intéresse personne.

À moins, bien entendu, que vous n’avanciez des faits et des arguments en sa faveur. Et en ce cas, bien entendu, on pourra avoir une conversation.