Le film Jobs, on le sait, n’a pas été particulièrement bien reçu par la critique. On lui reproche entre autres de dresser un portrait superficiel d’un homme complexe. Or, un aspect de cette complexité de la personnalité de Steve Jobs est bien connu des sceptiques et le film aurait dû le mettre fortement en évidence: il s’agit de son fameux CDR. On apprend en effet avec ce CDR une précieuse leçon de pensée critique.
Qu’est-ce donc? CDR est l’abréviation de «Champ de distorsion de la réalité», rien de moins (en anglais: Reality Distortion Field).
Jobs semble en avoir appris le principe d’un singulier personnage, Robert Friedland, aujourd’hui milliardaire qui, nous sommes au début des années 1970, gérait la pommeraie de son oncle où Jobs allait donner un coup de main.
L’idée de base est que le réel peut en quelque sorte être plié à la volonté de la personne qui contrôle le CDR, ou encore, que le CDR est une sorte de bulle au sein de laquelle, quand on réussit à s’y installer, nous immunise contre certains aspects de la réalité.
C’est un employé d’Apple, Bud Tribble, qui plus tard, s’inspirant d’un épisode de Star Trek, donnera ce nom à cet aspect de la personnalité de Jobs. Son biographe raconte que lorsqu’il a été embauché par Apple, Andy Hertzfeld, décontenancé devant les impossibles exigences de Jobs, s’est fait expliquer le CDR par Tribble en ces mots: «En la présence de Jobs, la réalité est malléable. Il peut convaincre n’importe qui d’à peu près n’importe quoi. Il est dangereux d’être happé par ce champ, mais c’est ce qui lui permet de transformer la réalité.»
Hertzfeld, l’observant de près, finit par décrire ainsi le CDR: «C’est un confusionnel mélange de rhétorique charismatique, d’implacable volonté et d’empressement à plier les faits pour les mettre au service du but poursuivi.»
Quand Jobs remplacera les boissons gazeuses du frigo du bureau par des jus santé, les employés se feront faire des t-shirts sur lesquels on lira, de face: Reality Distortion Field; et de dos: «It’s in the juice!»
Pour une part, saine, l’idée de CDR renvoie à l’utile, voire indispensable conviction que l’on pourra accomplir ce qu’on souhaite accomplir et que notre volonté est si grande qu’elle permettra de surmonter les obstacles qui se présenteront: elle exprime, au fond, un certain optimisme devant notre capacité à réussir à faire ce que nous voulons faire. C’est le sens de ce bon mot que Marcel Pagnol aimait citer: «Tout le monde pensait que c’était impossible. Quelqu’un est arrivé qui ne le savait pas. Il l’a fait.» Utile aux personnes qui entreprennent des projets, qui innovent, qui bousculent l’ordre établi et qui changent le monde, cette part de son CDR a bien servi Jobs — et le rendait aussi, semble-t-il, invivable à ses proches.
Mais pour une autre part, malsaine celle-là, l’idée de CDR renvoie à la conviction que rien ne pourra faire obstacle à cette volonté. Une dose d’optimisme est saine: l’aveuglement devant le réel ne l’est plus. Le mot de Pagnol devient alors: «Tout le monde savait que c’était impossible. Quelqu’un est arrivé qui ne le croyait pas. Il a perdu sa vie à essayer de le faire.»
Entre ignorer le réel, incontournable et irrémédiable, et reconnaître que peuvent être surmontés des obstacles que les autres tiennent pour insurmontables, il y a une frontière. En certains cas, elle est clairement tracée: ne perdez pas votre temps à tenter la quadrature du cercle! En d’autres, elle est plus difficile à situer avec précision. D’autant que des travaux en psychologie montrent que nous sommes, et certains d’entre nous plus que d’autres, enclins à surestimer nos chances de réussir nos entreprises et, partant, à prendre des risques.
Avec son CDR, Jobs a parfois été amené à mal localiser cette fugace frontière, ce qui l’a en certains cas conduit à des gestes et à des décisions aberrants.
On le voit ainsi, dans le film, malgré un test d’ADN concluant, refuser de reconnaître sa paternité.
On sait aussi qu’il se croyait à ce point protégé dans sa bulle de CDR qu’il pensait pouvoir conduire sans permis et se stationner où il voulait. Et encore qu’il était convaincu que Bill Gates lui avait volé certaines idées, alors que lui-même les avait reprises à Xerox! Mais qu’est-ce après tout que ce réel qui prétend résister à Steve Jobs et à son CDR?
La mort de Jobs n’est pas sans rapport, hélas, avec sa confiance excessive en son CDR. En 2003, on lui a en effet diagnostiqué des tumeurs neuroendocrines au pancréas, un cancer avec un pronostic prometteur s’il est opéré à temps, ce qui était alors possible. Jobs, ne tolérant pas l’idée d’être «ouvert» et confiant en sa capacité à faire plier le réel, refusa l’opération et préféra s’en remettre à des moyens plus naturels (des jus, une alimentation végétarienne, l’acupuncture, des jeûnes, la dépuration intestinale, la phytothérapie, etc.).
Il en est mort.
Je suggère une petite leçon de cette histoire. Il est toujours utile et parfois même vital de chercher à savoir précisément (et idéalement de savoir) où se situe la frontière entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas changer. L’exercice est parfois difficile.
Un indice: le réel est ce qui résiste aux assauts conjoints, même les plus convaincus de la volonté et de l’optimisme.
Jobs a toutes les caractéristiques d’un gourou.
S’il n’avait pas réussi en informatique, il aurait probablement vendu des colliers de pur inoisetiers.
Jean Émard
iNoisetier bien sûr. :)
On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il faut être un peu psychopathe pour devenir milliardaire. Je crois que ces génies des affaires voient les autres comme des accessoires dans la réalisation de leurs plans; rien de plus, rien de moins. Ils se situent au-dessus de l’humanité et en-dehors d’elle, dans une bulle schizoïde qui n’appartient qu’à eux. Leur mégalomanie est aussi une maladie mentale, de même que leur monstrueux égocentrisme. Rien d’admirable là-dedans, tant qu’à moi; en fait, je me demande qui fait le plus pitié, d’eux-mêmes ou de tous ceux qui les vénèrent.
Franchement ! On pourrait penser que c’est la jalousie qui anime votre propos.
Le film The Corporation vous donne tout à fait raison.
Eh oui, cupidité et égoïsme…voilà ce qui gouverne les dominants de ce monde…
Je ne suis pas psychiatre, mais il me semble que les gens du genre des Jobs sont tous mégalomanes, ayant une très grande soif de pouvoir, où la sémantique est inscrite dans une logique faite sur mesure pour éliminer toute contrainte allant à l’encontre du projet mégalo. Lorsque le rêve prend le pas de manière aiguë sur la réalité, pourrait-on penser à une forme d’autisme ou à de la schizophrénie? Allez savoir ce qui se passait vraiment dans la tête de Steve Jobs?!
En tout cas, on constate que ça fonctionne chez certaines personnes, cette capacité de focaliser toutes les énergies autour d’un projet, ensuite de convaincre les personnes ultras compétences triées sur le volet d’adhérer aux rêves du visionnaire. Il faut tout de même leur reconnaître une très grande force de persuasion.
Je sais pas s’il était mégalomane, mais on peut se demander si ce qui a fait la force de Job n’est pas simplement le fait qu’il a su s’entourer de collaborateurs plus « faible » que lui.
Bref un peu comme ce qui fait la force d’Apple c’est le manque d’esprit critique de ses clients qui se comportent plus en « groupies » qu’en consommateurs rationnels.
Jean Émard
Un exemple de réalité qu’on tente de plier à notre volonté : une croissance exponentielle illimitée dans un monde limité. C’est pourtant ce que tous les politiciens, les businessmen et les économistes du monde entier nous répètent depuis de décennies. Et c’est tragique, car nous dépassons ces limites et aucune technologie, aucune énergie verte, ni aucun miracle de la volonté ne peut nous permettre de continuer sur cette voie. On ne peut pas plier les lois de la thermodynamique.
CDR, dites-vous? Il doit bien y avoir quelque chose dans le DSM-5 là-dessus. Mais je suis sûr que Normand ne voulait ni jouer les psychologues cliniciens ni a fortiori interpréter les informations de seconde main dont nous disposons pour établir un genre de diagnostic… qui serait d’un intérêt plutôt anecdotique. Prudemment, il s’en tient à quelques observations assez générales sur le bon usage de l’esprit critique. Fort judicieuses, comme toujours. Je m’attendais pourtant à ce que Normand nous suggère des pistes pour caractériser ce genre d’attitude sur un plan plus franchement idéologique, qu’il nous dise si elle est typique du capitalisme moderne, si elle est plutôt une curiosité marginale ou même au contraire une aberration dont il faut s’étonner qu’elle ait «réussi» non seulement au plan psychologique mais économique, avec en prime un parallèle entre ce qu’elle pouvait avoir de délétère au strict plan personnel et, plus largement, au plan sociétal. C’est ça, quand on nous gâte…
Les neurologues nous disent que notre cerveau ne fait que ça: distorsionner la réalité. C’est l’expérience classique du gorille qui se promène parmi des joueurs de basquet, mais que nos yeux ne voient pas parce notre cerveau ne s’attend pas à le voir. Le cerveau change les souvenirs et les adapte à l’expérience et il module ses perceptions en fonction d’une volonté de voir le monde d’une certaine manière!
Mais le réel objectif, ce réel universel si on peut dire, est là, que mon cerveau le veuille on non. On peut ne pas voir le gorille, mais le cancer qu’on couve se développe que je crois en lui ou pas, indépendamment de ma volonté.
J’aimerais savoir qu’est ce qu’un philosophe répond actuellement –après les avancements en psychologie, en physique théorique, en neurologie et même en cosmologie et en astronomie- lorsqu’on lui pose la question Qu’est-ce que la réalité?
« Qu’est-ce que la réalité? » ED
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C’est le commun dénominateur de la perception humaine et des mesures des appareils scientifiques conçu pour observer le monde physique dans lequel nous baignons.
Jean Émard
Vous connaissez sûrement la dualité de la nature de la lumière: selon l’appareil utilisée, la lumière est de nature ondulatoire (une onde) OU de nature corpusculaire (des particules appelés photons). Et cette dualité s’applique aussi aux électrons, qu’on imaginait comme des petites boules de matière! En fait, ils sont aussi des ondes! Et récemment, on a constaté le même phénomène dans des molécules : elles sont matérielles oui, mais elles sont aussi des ondes, ça dépend de l’appareil utilisé!
Il n’y a donc pas de commun dénominateur.
Tenez, en cosmologie nous voyons des étoiles et des planètes. Mais pourtant il semblerait que l’univers serait constitué à 95% de quelque chose dont nous ne savons absolument rien, quelque chose que nos appareils ne détectent pas mais qui fait tourner les étoiles dans les galaxies de manière inattendue.
Pas de commun dénominateur de la perception humaine, puisque celle-ci est par définition subjective et dépendante de nos sens imparfaits.
Tout ça c’est un très vieux débat, avant les philosophes donnaient les réponses, aujourd’hui les physiciens et les neurologues apportent de l’eau au moulin pour nous montrer qu’on est loin loin d’une réponse…
Il y aurait contradiction seulement si on exigeait que la nature soit dans l’obligation de se comporter selon notre « sens commun »; ce qui serait absurde.
Il faut accepter que notre « perception humaine » est tributaire des observations de la réalité et pas le contraire.
Il n’y a pas de contradiction à considérer la dualité de la nature de la lumière ou corpusculaire comme le commun dénominateur de notre connaissance du monde, puisque la nature se comporte indépendamment de notre critère humain du « bon sens ».
Jean Émard
@ED et Jean Émard.
Messieurs, votre échange est réellement intéressant. À votre façon, vous avez touché à des points essentiels dans la philosophie; chacun de ces propos est défendable. Je crois sincèrement qu’un lien unit vos énoncés. Pourtant, en posant un OUGHT (devrait être) au lieu d’un IS (ce qui est), ni un ni l’autre ne réussit à faire ce lien entre vos définitions.
« Les neurologues nous disent que notre cerveau ne fait que ça: distorsionner la réalité ».
Je suis porté à croire que la distorsion de la réalité est un mécanisme du vivant afin de vaincre l’entropie de l’environnement; elle est particulièrement poussée chez les humains. Dans certains domaines, Einstein n’a-t-il pas créé une coupure épistémologique avec la vision du cosmos de Newton ? Mao Tsé Toung et sa révolution culturelle avec le pouvoir féodale, Bouddha avec sa réforme de l’hindouisme des castes ? Même au quotidien, nous tentons de changer la réalité implacable (par l’alcool, la religion, les mécanismes de défense, etc.). Puis, au repos, la réalité nous rejoint. Implacable. Implacable comme la maladie, la vieillesse, la mort, les frustrations, etc. Je pourrais écrire ces mots pendant qu’un avion tombe sur ma tête…serait-ce une perception ou la réalité ?
Je ne crois pas qu’on puisse définir avec exactitude ce qu’est la réalité sinon par une fuite vers une complexité indéfinie. Une probabilité peut-être ? Les cinq sens ? Une formation mentale ? Un philosophe sérieux et honnête ne vous donnerait pas une réponse définitive du réel à moins qu’elle ne soit subtile, vaste et dynamique à moins de vouloir provoquer. Selon moi, Jean Duns Scott a proposé une belle définition de la réalité à travers l’histoire de la philosophie. Il est vrai que les conventions nous obligent à utiliser le sens commun (comme l’heure), mais plus le sens est commun plus il doit être utilisé avec précaution.
Jean : la première partie « C’est le commun dénominateur de la perception humaine et des mesures des appareils scientifiques conçu pour observer le monde physique » fait appel à un consensus (commun) qui n’existe pas en soi de façon solide. Ensuite vous ajouter : « dans lequel nous baignons. ». Cet Océan dans lequel nous sommes est, je pense, une clé à définir. Pas comme croyance. J’explorerais cette nuance dans votre énoncé.
J’ai un faible pour cette partie : « Vous connaissez sûrement la dualité de la nature de la lumière: selon l’appareil utilisée, la lumière est de nature ondulatoire (une onde) OU de nature corpusculaire (des particules appelés photons). ». Il est même prouvé que la gravité changerait selon que la mesure est plus grande ou plus petite (les confins de l’univers connu en opposition aux muons par exemple) par rapport à l’étalon de mesure de la gravité sur Terre. Cette dualité est celle de nos mesures…par extension on pourrait dire de nos perceptions. Mais elle vient du même Océan dont parle Jean Émard (dans lequel nous baignons). Si vous jetez une pierre dans un Océan, on peut y voir une onde et un corpuscule (le point d’impact), selon ce qu’on regarde. Peut-être que la dualité est liée à la non-dualité. Mais cette idée d’Océan aurait intérêt à être développé. Cette partie me revient puisque je l’ai apportée.
Et si nous vivions dans une immense simulation…
http://www.simulation-argument.com/
M. Hume, vous avez bien comprit l’histoire de la nature corpusculaire ou ondulatoire de la lumière: là dehors, un photon est parfois une petite bille, parfois une onde, selon mon appareil de détection. Ça signifie que la réalité s’adapte à ma perception, si on n’avait pas découvert l’effet photoélectrique on continuerait à penser que la lumière est exclusivement une onde.
L’affaire se corse encore plus lorsque la physique quantique nous dit qu’en fait, la matière ne serait pas si matérielle que ça et que les particules ne seraient en réalité que des »vibrations du vide quantique »! Vous, moi, le soleil, nous ne serions que des vibrations du vide (vas-y Calinours, fait un jeu de mots avec cette phrase)! Ça devient presque métaphysique, la réalité serait constituée d’un vide qui vibre?
Et si la théorie des cordes a raison, il y aurait 10, 11 ou 26 dimensions que nous sommes incapables de voir, de percevoir et même d’imaginer. La seule preuve de leur existence serait mathématique, coincés que nous sommes dans nos 4 dimensions. Et pourtant, ces dimensions supplémentaires seraient réelles, peut importe si elles seront à jamais inatteignables par quelque système que ce soit. Vous rendez-vous compte: on parle d’une réalité qu’on ne peut même pas percevoir!
C’est ça ce que j’appelle du vertige cosmique
Bonjour.
« M. Hume, vous avez bien comprit l’histoire de la nature corpusculaire ou ondulatoire de la lumière: là dehors, un photon est parfois une petite bille, parfois une onde, selon mon appareil de détection. Ça signifie que la réalité s’adapte à ma perception, » ED
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La réalité st ce qu’elle est, elle m’a pas à s’adapter à quoi ni à qui que ce soit. C’est notre « perception » qui s’adapte aux nouvelle observations de la nature. Notre « perception » a déjà été que la Terre était plate, notre perception a évolué avec les nouvelles connaissances.
Notre « perception » de l’Univers ne se base pas que sur nos 5 sens elle doit aussi tenir compte des connaissances acquises par notre cerveau grâce entre autre aux progrès scientifiques. ;)
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« L’affaire se corse encore plus lorsque la physique quantique nous dit qu’en fait, la matière ne serait pas si matérielle que ça et que les particules ne seraient en réalité que des « vibrations du vide quantique »! Vous, moi, le soleil, nous ne serions que des vibrations du vide « (vas-y Calinours, fait un jeu de mots avec cette phrase)! Ça devient presque métaphysique, la réalité serait constituée d’un vide qui vibre? » ED
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Ce qui « vibre » ce sont les particules et antiparticules, qui sont continuellement crées et annihilés et c’est cette création et annihilation que crée l’apparence du « vide quantique. » Il y a bien des particules en cause.
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Et si la théorie des cordes a raison, il y aurait 10, 11 ou 26 dimensions que nous sommes incapables de voir, de percevoir et même d’imaginer. La seule preuve de leur existence serait mathématique, ED
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Les mathématiques ne « prouvent » rien par rapport à la réalité physique. Au mieux elles permettent d’élaborer des théories qui pourraient être ultérieurement prouvées par des expériences,
Pour le moment la théorie des cordes est infalsifiable et de ce fait c’est osé de même la qualifier de scientifique.
Jean Émard
« Et si nous vivions dans une immense simulation… » Claude Coulombe
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C’est une hypothèse, mais où sont les faits ?
Jean Émard
« Ça devient presque métaphysique »
Je suis avec plaisir votre échange qui me rappelle les jours pas si lointains où je frôlais ces questions dans mon premier cours de philo. Elles ne deviennent pas métaphysiques comme un bouton se mettrait à saigner à force de trop le gratter : elles le sont d’emblée. Qu’en est-il de la réalité de la réalité? Qu’en est-il de nos facultés cognitives? Comment pouvons-nous répondre à l’une ou l’autre de ces deux questions si la réponse à l’autre n’est pas assurée? Comment sortir de ce cercle? Il y a des réponses, bien sûr, mais qui sont aussi, inévitablement métaphysiques. Celles qui nous invitent à adopter une position sceptique quant à notre pouvoir de connaître, mettant prétendument à mal la scientificité des sciences. Celles qui au contraire, prenant appui sur les résultats positifs des sciences voient celle-ci comme une irrésistible poussée vers une vérité dont l’atteinte n’est plus qu’une question de technique. Décision métaphysique de tenir celle-ci pour indépassable ou au contraire pour dépassée. Votre discussion nous ramène à ce séjour de la question qu’est la philo. À quoi cela sert-il?
À nous rappeler que penser n’est jamais cette activité innocente pour laquelle les vertus ordinaires suffiraient à nous garantir de l’accomplir correctement. Cette position de recul, critique, a été et reste nécessaire à la fois au progrès de la connaissance scientifique mais aussi pour montrer toute la richesse d’une présence dans le monde dont les sciences n’ont pas le monopole… qu’elles ne réclament d’ailleurs pas, en tant que sciences. Des fois, des scientifiques y prétendent, prenant la décision métaphysique parfaitement légitime sur laquelle repose l’activité scientifique pour une réponse assurée à toutes les questions, même celles qu’ils ne jugent pas utile de poser (comme celle du religieux, par exemple). Mais là, on n’est plus dans la science, on n’est même plus vraiment dans la métaphysique; on est juste dans le dogmatisme, il me semble.
@Claude Coulombe
Je contribue financièrement au Future of Humanity Institute de l’Université d’Oxford. Le Directeur et érudit Nick Bostrom a avancé cette idée de simulation dans laquelle nous serions tous. Il avance l’hypothèse qu’il y aurait 50 pour cent de chance que nous vivions dans une simulation créée par une civilisation avancée et 50 pour cent que non. J’ai plutôt l’impression que cette hypothèse est une énorme mise en garde de prendre le virtuel pour la réalité. Ou, pour dire autrement, gardons-nous encore une petite gêne : Bugs Bunny demeure un dessin animé même si, lorsque j’étais petit, j’ai pu croire un moment qu’il existait pour vrai à travers la télévision.
La mise en garde de la simulation n’est pas à prendre à la légère puisque la multiplication des logiciels, des applications, des croisements algorithmiques, les méta bases de données (artificial intelligence), feront peut-être en sorte que des aberrations informatiques surviennent. Trop de causes, saturation d’effets. À la blague, j’aime dire : mon GPS me dit de continuer tout droit, mais il y a un mur devant; il a sûrement raison. Et je fonce dans le mur. Ce n’est pourtant pas loin de la réalité, car l’automatisation peut nous ramener en première page quelques tragédies du genre Lac Mégantic. Encore moins drôle fut le cas où une ligne de commande mal programmée (on s’est trompé de virgule pour la décimale) a fait en sorte que 27 personnes ont été surexposées à de trop grandes doses de radiations dans un appareil de radiographie aux USA; elles sont tous mortes de cancer incurable. Le dernier programme de Windows Vista comportait 27 millions de lignes de commande.
@Jean Émard
À la question : où sont les faits ? Justement, il n’y en a pas parce que nous sommes dans le domaine de la simulation selon Bostrom.
@Jean Émard. » Notre « perception » a déjà été que la Terre était plate ».
Ok. Je comprends lorsque vous dites perception vous signifiez conception du monde.
@ED
Je suis capable de vivre (du moins j’essaie) avec l’idée que la matière est une vibration. Pas de problème avec le vide non plus (l’idée d’Océan – ça fait poétique). Le prof Durand dans ces carnets insolites aux Années Lumières à Radio-Canada, cite une étude sérieuse selon laquelle la matière serait de la lumière disons « solidifiée ».
Cette matière est néanmoins là. La réalité quotidienne est là. Notre volonté essaie parfois de changer les choses, mais même la volonté est conditionnée, disons elle créée des conditions et somme toute, ne peut pas changer en entier en notre faveur. Tout en étant conscient que j’ai largement débordé du sujet, c’est cette phrase que je retiens de l’article de Normand Baillargeon :
« Je suggère une petite leçon de cette histoire. Il est toujours utile et parfois même vital de chercher à savoir précisément (et idéalement de savoir) où se situe la frontière entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas changer. L’exercice est parfois difficile. ».
« À la question : où sont les faits ? Justement, il n’y en a pas parce que nous sommes dans le domaine de la simulation selon Bostrom. » DavidHume
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Bonjour.
Pourtant, il n’est pas impossible qu’il pourrait y en avoir.
Ces faits seraient basé sur la mesure de résolution de l’univers simulé. Si on présume que la résolution de la simulation en peut avoir une précision ou une résolution infinie et si on pouvait mesurer la résolution de cette simulation, ça apporterait de l’eau au moulin de cette hypothèse.
Jean Émard
À DavidHume.
J’hésite à limiter notre « perception » du monde à nos 5 sens. J’y inclus nos appareils de mesure. Par contre, j’ai peut être eu tort d’utiliser le même mot.
Jean Émard
Corr: 11:43
de la simulation en peut avoir une précision = de la simulation ne peut avoir une précision
Pour faire suite à mon 11h43 voici un article qui propose une méthode pour tester si l’Univers est une simulation.
« To find evidence that we exist in a simulated world would mean discovering the existence of an underlying lattice construct by finding its end points or edges. In a simulated universe a lattice would, by its nature, impose a limit on the amount of energy that could be represented by energy particles.
http://phys.org/news/2012-10-real-physicists-method-universe-simulation.html
Mon dernier texte sur ce sujet, Je m’excuse auprès de M. Baillargeon, si ce fil a dévié de son sujet et j’en prend une large part de responsabilité.
Jean Émard
Au-delà des considérations philosophiques, disons que la réalité est puissante. Je m’en suis rendu compte en glissant un doigt dans la fendeuse : la fendeuse a gagné, mon doigt a été écrasé!…
La réalité, c’est ce qui nous échappe. Et heureusement ! Imaginez comment la vie serait plate sinon. Et quel tyran nous serions pour nous-même et les autres si ce volontarisme était bien réel. D’ailleurs, Steve Jobs semble présenter les caractéristiques du psychopathe social. Pas étonnant qu’on s’en soit fait une idole. C’est un peu bête à dire mais ne pensez-vous pas que ce sont nos échecs qui nous humanisent ?
J’apprends par Wikipedia que Steve Jobs s’était converti au bouddhisme zen. Cela m’étonne. À mon avis, le concept du CDR relève plutôt d’une forme de religiosité qui a pris naissance aux États-Unis avec la New Thought (seconde moitié du XIXe siècle). Selon ce courant de pensée, «toute maladie est provoquée par des croyances erronées» et «il existerait une loi d’attraction permettant qu’une pensée positive dirigée vers un but déterminé aboutisse à sa concrétisation dans la réalité.» Même conviction du côté de la Science chrétienne «découverte» en 1866 par Mary Baker Eddy : «La guérison physique résulte de l’opération du Principe divin, devant laquelle le péché et la maladie perdent leur réalité dans la conscience humaine et disparaissent aussi naturellement et aussi nécessairement que les ténèbres disparaissent devant la lumière.» Ce précepte a été répété depuis lors à satiété, sur tous les tons et sous toutes les formes. Depuis le bestseller de Norman Vincent Peale La Puissance de la pensée positive (1952) jusqu’à celui de Rhonda Byrne intitulé Le Secret (2006), le message ne varie guère : le mal, la maladie et la mort n’existent que par une illusion pernicieuse; dépouillez-vous de la croyance à la maladie, et la maladie disparaîtra.
Cette idée voulant que «la pensée crée la réalité» imprègne également, cela va sans dire, toute la mouvance New Age et notamment les enseignements obtenus par «channeling». C’est la pionnière Jane Roberts, «canal» d’une entité appelée Seth, qui a donné le ton à ce courant néospirite dans la première moitié des années 1960. On peut la voir et l’entendre sur YouTube proclamer en état de transe : «You form your own reality» (https://www.youtube.com/watch?v=AMRYkgBjCoA, 6:37). (À noter dans cette série de trois vidéos, la présence des deux hippies chevelus et fumeurs de pot qui se tiennent derrière leur prophétesse pendant toute la durée de cette séance médiumnique. Ah, les sixties, quelle époque!) Même message dans la «bible» nouvelâgiste A Course in Miracles, œuvre d’Helen Schucman produite par écriture automatique sous la dictée de Jésus : «Les miracles te permettent de guérir les malades et de ressusciter les morts parce que tu as toi-même fait la maladie et la mort et tu peux donc les abolir toutes les deux. Tu es un miracle, capable de créer à l’image de ton Créateur. Tout le reste est ton propre cauchemar et n’existe pas.» Ici même au Québec, la gouroute Ghislaine Lanctôt, alias Madame Ghis, ne dit pas autre chose sur son site très flyé Personocratia : «(…) maladie, vieillesse et mort ne sont que des illusions millénaires. Le temps est venu de découvrir la réalité : l’immortalité physique et la vie-sans-mort.» (http://www.personocratia.com/fr/dernieres_nouvelles.php).
Tout cela rappelle de manière frappante la doctrine des «sans-mort», une secte avec laquelle le philosophe Nicolas Berdiaev a eu de nombreux entretiens et débats dans la Russie pré-révolutionnaire. «Leur idée fondamentale était qu’ils ne mourraient jamais et que les hommes ne meurent que parce qu’ils croient à la mort ou plutôt, parce qu’ils en ont la superstition. Ce n’est pas dans le sens de la résurrection qu’ils concevaient le triomphe du Christ sur la mort, mais dans celui de l’immortalité empirique acquise; ils professaient que la mort n’existe pas pour celui qui croit en Christ. Si les hommes mouraient, c’était uniquement pour n’avoir pas cru au triomphe du Christ. Si un «sans-mort» meurt, c’est qu’il a perdu la foi. Il n’y avait aucun moyen de réfuter un «sans-mort», le fait de la mort ne leur prouvant que le manque de foi. L’un d’eux disait que lors de son enterrement et des lamentations à son sujet, il cheminerait à côté de son cercueil et se moquerait des gens de peu de foi! La mort est pour les «sans-mort» une illusion semblable à celle de la maladie pour la «science chrétienne» : c’est le produit d’une fausse croyance à laquelle il faut opposer la foi vraie. J’entendais dire qu’il y avait aussi des «sans-mort» satanistes qui ne croyaient qu’à leur propre immortalité, considérant le reste des humains comme voués à la mort. » (Essai d’autobiographie spirituelle, p. 248-249).
Le ton quelque peu ironique adopté ici par Berdiaev nous permet de supposer qu’il n’aurait pas non plus accordé grand crédit au CDR de Steve Jobs. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à considérer ce type de croyance comme «une forme d’optimisme entêté mêlé à un déni du réel», comme on l’a dit de la fameuse technique d’autosuggestion appelée «méthode Coué» (du nom du psychologue français Émile Coué, 1857-1926). Dans le même sens, on me permettra de citer l’article Wikipedia consacré à la Science chrétienne : «Le sociologue Vilfredo Pareto voit quant à lui une forme de tautologie dans cette approche qui pose qu’«une idée qui n’existe pas pour la personne est pour elle inexistante» et ajoute que les concepts comme la maladie et la mort s’imposent de toute manière aux individus même s’ils cherchent à y échapper. En conséquence, il voit dans la Science chrétienne une religion «en guerre totale contre toute pensée scientifique».» Cette guerre est malheureusement perdue d’avance et le réel finit toujours par se venger, Steven Jobs l’aura appris à ses dépens.
Que cela n’empêche pas les croyants du monde entier de prier pour le repos de l’ex-PDG d’Apple. À l’exception peut-être d’un très petit nombre de musulmans zélés qui font entièrement confiance à l’imam saoudien Sa’d Bin Al-Shathari. Ce dernier a en effet décrété sur les ondes de la télévision koweïtienne Al-Resala, le 8 octobre 2011, qu’il n’est pas licite de prier Allah pour qu’Il daigne accueillir Steve Jobs en son Paradis (http://www.youtube.com/watch?v=s96xpRIHw1g). Espérons que le bon imam ne s’est pas donné le ridicule de tweeter sa fatwa depuis son iPhone!
Merci de ce commentaire, très riche comme toujours.
M. Baillargeon. À fréquenter une chronique comme la vôtre, on ne peut s’empêcher de pratiquer ce que je qualifierais d’aérobic neuronal, si vous me passez l’expression.
Petite correction : la séance de «channeling» avec Jane Roberts n’a pas été filmée dans les sixties, comme je le croyais, mais très précisément le 4 juin 1974. Ce qui est plus difficilement datable, par contre, c’est cet indéfinissable accent «séthien» venu de l’au-delà…
En écoutant attentivement les propos «canalisés» pendant cette séance, on réalise qu’ils se composent pour un tiers de lieux communs spiritualistes passe-partout; pour un tiers, d’un subjectivisme poussé jusqu’au solipsisme (le monde extérieur est le produit de mon imagination toute-puissante); et pour un tiers, d’une volonté bien arrêtée d’en finir avec la culpabilité, les terreurs et les tabous qui forment l’héritage des religions traditionnelles. Il n’est pas nécessaire d’approuver les deux premiers tiers de ce discours, encore moins d’en admettre l’origine surnaturelle, pour reconnaître le bien-fondé de son dernier tiers. Que l’on considère par exemple l’extrait suivant :
«You are afraid that, after all, the old stories may be correct, and there is something wrong with your creaturehood, that you are, after all, put down because you’re human, and that you are, after all, damned because you are what you are. You are afraid that there must be something wrong with where you are and what you are. (…) There is a spiritual biology within your being, and it speaks through each of your moments, and through your sexual experiences. It speaks when you drink a glass of water, or when you wiggle your foot. (…) We ask you in the most scandalous manner possible to realize one thing: that you are good, that you are blessed, and that there is nothing wrong with you.»
Ces paroles, «scandaleuses» en effet pour l’époque, ne font somme toute qu’exprimer le principe de base de la morale moderne : tout comportement qui ne nuit pas à autrui est permis et il n’y a rien de mal à suivre sa pente, pourvu que ça ne cause de tort à personne. Ou, comme le proclamaient déjà les murs en mai 1968 : il est interdit d’interdire, à moins d’avoir pour cela de très bonnes raisons. Ce précepte est aujourd’hui devenu la morale commune dans nos démocraties pluralistes où même les députés fument de temps à autre un joint, mais c’était loin d’être vrai dans le contexte des années 1960-1970. Pas étonnant dès lors qu’une Jane Roberts – personnalité plutôt effacée dans son état normal – ait senti le besoin de se réfugier derrière une «entité» masculine au nom exotique et à la diction ampoulée. Il y aurait d’ailleurs toute une étude à faire sur les rapports entre spiritisme, féminisme et anarchisme. Ne protestez pas, ces rapports existent et je ne pense pas que les féministes ni les anarchistes aient à en rougir.
De quoi parlions-nous déjà? Ah oui, le CDR de Steve Jobs. Je m’arrête ici car je sens que je m’éloigne de plus en plus de votre sujet.