Prise de tête

Le CDR de Steve Jobs

Le film Jobs, on le sait, n’a pas été particulièrement bien reçu par la critique. On lui reproche entre autres de dresser un portrait superficiel d’un homme complexe. Or, un aspect de cette complexité de la personnalité de Steve Jobs est bien connu des sceptiques et le film aurait dû le mettre fortement en évidence: il s’agit de son fameux CDR. On apprend en effet avec ce CDR une précieuse leçon de pensée critique.

Qu’est-ce donc? CDR est l’abréviation de «Champ de distorsion de la réalité», rien de moins (en anglais: Reality Distortion Field).

Jobs semble en avoir appris le principe d’un singulier personnage, Robert Friedland, aujourd’hui milliardaire qui, nous sommes au début des années 1970, gérait la pommeraie de son oncle où Jobs allait donner un coup de main.

L’idée de base est que le réel peut en quelque sorte être plié à la volonté de la personne qui contrôle le CDR, ou encore, que le CDR est une sorte de bulle au sein de laquelle, quand on réussit à s’y installer, nous immunise contre certains aspects de la réalité.

C’est un employé d’Apple, Bud Tribble, qui plus tard, s’inspirant d’un épisode de Star Trek, donnera ce nom à cet aspect de la personnalité de Jobs. Son biographe raconte que lorsqu’il a été embauché par Apple, Andy Hertzfeld, décontenancé devant les impossibles exigences de Jobs, s’est fait expliquer le CDR par Tribble en ces mots: «En la présence de Jobs, la réalité est malléable. Il peut convaincre n’importe qui d’à peu près n’importe quoi. Il est dangereux d’être happé par ce champ, mais c’est ce qui lui permet de transformer la réalité.»

Hertzfeld, l’observant de près, finit par décrire ainsi le CDR: «C’est un confusionnel mélange de rhétorique charismatique, d’implacable volonté et d’empressement à plier les faits pour les mettre au service du but poursuivi.»

Quand Jobs remplacera les boissons gazeuses du frigo du bureau par des jus santé, les employés se feront faire des t-shirts sur lesquels on lira, de face: Reality Distortion Field; et de dos: «It’s in the juice!»

Pour une part, saine, l’idée de CDR renvoie à l’utile, voire indispensable conviction que l’on pourra accomplir ce qu’on souhaite accomplir et que notre volonté est si grande qu’elle permettra de surmonter les obstacles qui se présenteront: elle exprime, au fond, un certain optimisme devant notre capacité à réussir à faire ce que nous voulons faire. C’est le sens de ce bon mot que Marcel Pagnol aimait citer: «Tout le monde pensait que c’était impossible. Quelqu’un est arrivé qui ne le savait pas. Il l’a fait.» Utile aux personnes qui entreprennent des projets, qui innovent, qui bousculent l’ordre établi et qui changent le monde, cette part de son CDR a bien servi Jobs — et le rendait aussi, semble-t-il, invivable à ses proches.

Mais pour une autre part, malsaine celle-là, l’idée de CDR renvoie à la conviction que rien ne pourra faire obstacle à cette volonté. Une dose d’optimisme est saine: l’aveuglement devant le réel ne l’est plus. Le mot de Pagnol devient alors: «Tout le monde savait que c’était impossible. Quelqu’un est arrivé qui ne le croyait pas. Il a perdu sa vie à essayer de le faire.»

Entre ignorer le réel, incontournable et irrémédiable, et reconnaître que peuvent être surmontés des obstacles que les autres tiennent pour insurmontables, il y a une frontière. En certains cas, elle est clairement tracée: ne perdez pas votre temps à tenter la quadrature du cercle! En d’autres, elle est plus difficile à situer avec précision. D’autant que des travaux en psychologie montrent que nous sommes, et certains d’entre nous plus que d’autres, enclins à surestimer nos chances de réussir nos entreprises et, partant, à prendre des risques.

Avec son CDR, Jobs a parfois été amené à mal localiser cette fugace frontière, ce qui l’a en certains cas conduit à des gestes et à des décisions aberrants.

On le voit ainsi, dans le film, malgré un test d’ADN concluant, refuser de reconnaître sa paternité.

On sait aussi qu’il se croyait à ce point protégé dans sa bulle de CDR qu’il pensait pouvoir conduire sans permis et se stationner où il voulait. Et encore qu’il était convaincu que Bill Gates lui avait volé certaines idées, alors que lui-même les avait reprises à Xerox! Mais qu’est-ce après tout que ce réel qui prétend résister à Steve Jobs et à son CDR?

La mort de Jobs n’est pas sans rapport, hélas, avec sa confiance excessive en son CDR. En 2003, on lui a en effet diagnostiqué des tumeurs neuroendocrines au pancréas, un cancer avec un pronostic prometteur s’il est opéré à temps, ce qui était alors possible. Jobs, ne tolérant pas l’idée d’être «ouvert» et confiant en sa capacité à faire plier le réel, refusa l’opération et préféra s’en remettre à des moyens plus naturels (des jus, une alimentation végétarienne, l’acupuncture, des jeûnes, la dépuration intestinale, la phytothérapie, etc.).

Il en est mort.

Je suggère une petite leçon de cette histoire. Il est toujours utile et parfois même vital de chercher à savoir précisément (et idéalement de savoir) où se situe la frontière entre ce qu’on peut et ce qu’on ne peut pas changer. L’exercice est parfois difficile.

Un indice: le réel est ce qui résiste aux assauts conjoints, même les plus convaincus de la volonté et de l’optimisme.