Prise de tête

On respire par le nez

En 2009, avec certains de mes collègues de la revue À Bâbord!, nous avons organisé un colloque sur la laïcité. Les actes ont ensuite été publiés par Écosociété sous le titre Le Québec en quête de laïcité.

Nous étions alors persuadés de trois choses.

La première était que ce débat devait être tenu, qu’il y avait, autour de la question de la neutralité de l’État et de la reconnaissance des croyances de tous ordres, notamment religieuses, de nombreuses questions restant sans réponses et sur lesquelles il était temps, collectivement, de se pencher sérieusement.

Notre deuxième conviction était qu’il existait, en gros, deux grands modèles de laïcité qui proposaient, chacun, des réponses (sur plusieurs plans, légèrement) différentes à certaines de ces questions: la laïcité tout court, si je puis dire; et la laïcité ouverte.

Notre troisième conviction était que chacun de ces modèles défendait une position riche et argumentée sur la laïcité, reposant sur des fondements philosophiques, sociologiques et politiques crédibles et articulés et, ô surprise!, irréductibles aux clivages politiques habituels. Au total, dans ces débats, personne ne pouvait avec assurance être certain d’avoir raison ou soutenir que les partisans de l’autre point de vue avaient totalement tort: il y a avait d’importantes nuances à apporter, des clarifications à faire, des idées à entendre et des débats à tenir. Le colloque avait servi à cela.

J’en garde un merveilleux souvenir. Françoise David était là, grande dame s’il en est, exposant ses convictions et ses doutes, défendant une laïcité ouverte que refusaient, pour des raisons qu’ils exposaient, des gens partageant en gros sa vision politique. Le philosophe Daniel Weinstock y était aussi, discutant avec Daniel Baril. Et aussi l’immense Guy Rocher. Plusieurs autres aussi. Fascinants débats mettant en évidence des désaccords parfois inattendus entre gens que tout ou presque, par ailleurs, rapprochait.

Et nous voici en 2013. Le débat que nous annoncions est lancé. Par certains de ses aspects, il me déçoit et me fait même un peu peur. Par d’autres, il me donne quelques raisons de me réjouir. Je voudrais dire les unes et les autres, avant d’avancer une idée ou deux sur la suite des choses.

Ce qui est d’abord décevant, c’est que ce débat sur la laïcité s’est mué en discussion sur les valeurs québécoises. Ce n’est absolument pas la même chose et ce glissement est d’autant déplorable qu’il ouvre les digues à un nationalisme ethnique dont les pires manifestations, xénophobes, sont déjà visibles.

Ce qui est aussi très décevant, c’est la position du gouvernement sur le crucifix: on ne peut sérieusement demander la neutralité à tout le monde en la proclamant par loi sous un crucifix. À quoi pensiez-vous donc en faisant cela?

Enfin, et même si je sais bien qu’un colloque n’est pas un débat politique passionnel, il me semble que la conversation démocratique, ces temps-ci, est décevante. Je suis en particulier frappé par le fait que les uns et les autres tentent de disqualifier la position qu’ils combattent en l’assimilant à quelque chose d’indéfendable — ce qu’on appelle «empoisonner le puits» — afin que personne ne puisse vouloir boire de cette eau. La Charte serait ainsi xénophobe ou raciste; s’opposer à elle serait être anti-québécois; et tutti quanti.

Je ne sais pas plus que vous ce qui va advenir de ce qui n’est qu’un avant-projet; surtout, je ne sais pas s’il est réparable. Sans le "recentrement" de la question de la laïcité et sans l’abandon de la clause crucifix, j’en doute sérieusement.

Mais il ne faut pas non plus perdre de vue que si les correctifs qui s’imposent étaient apportés, on se retrouverait devant une proposition qui, sur de nombreux plans, semble rallier une grande majorité de gens: la nécessaire neutralité de l’État; l’égalité entre les hommes et les femmes; des propositions claires pour des accommodements.

Un point, surtout, resterait alors litigieux: à quels fonctionnaires étendre l’interdiction des signes religieux ostentatoires? Tout le monde, ou presque, admet que des personnes en autorité doivent y être soumises — avocats, juges, policiers, par exemple. Après cela, les débats sont ouverts et chaque partie a de solides arguments. Étendons-les de bonne foi. Discutons.

Et si un projet de loi sensé émerge de tout cela, je suggère qu’on tienne un référendum. C’est le moment où jamais, je pense, de recourir à ce moyen.

On respire par le nez. On discute en présumant que l’autre est de bonne foi et a de bons arguments à faire valoir sur une question complexe. On précise le projet. Puis on vote.

Tout ceci est évidemment conditionnel au "recentrement" du débat sur l’enjeu occulté: la laïcité de l’État et le retrait du crucifix de l’Assemblée nationale.

Je nous souhaite la maturité citoyenne nécessaire à cette conversation.