Prise de tête

Traitements préférentiels pour filles de la peur

Tantum religio potuit suadere malorum

 (Tant la religion a pu inspirer de barbarie aux êtres humains)

Lucrèce

Vous vous souvenez de cet aphorisme parfois attribué à André Malraux: «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas»?

L’écrivain semble avoir eu en partie raison: notre siècle est en effet, du moins en certaines régions du monde, celui d’une étonnante persistance, voire d’une résurgence du religieux.

Mais, surtout pour les pays plus développés, Malraux a tort puisque la non-croyance y est aujourd’hui en hausse, en même temps qu’un désintérêt croissant pour la religion.

Selon une enquête réalisée en 2007, il y aurait très vraisemblablement, dans le monde, entre 500 et 750 millions de personnes qui ne croient pas en Dieu. Ce qui signifie, disait l’auteur de l’étude, qu’il y aurait approximativement 58 fois plus d’athées que de mormons, 41 fois plus d’athées que de juifs, 35 fois plus d’athées que de sikhs et deux fois plus d’athées que de bouddhistes. L’enquête suggérait que si on classe selon leur nombre d’adhérents les grands systèmes de croyances, l’athéisme arriverait alors en quatrième position, après le christianisme (2 milliards), l’islam (1,2 milliard), et l’hindouisme (900 millions).

De mon côté, et je ne l’ai jamais caché, je suis athée, athée comme Prévert avouait l’être: «A comme absolument athée / T comme totalement athée / H comme hermétiquement athée / E accent aigu comme étonnamment athée / E comme entièrement athée».

Si je sais reconnaître certains bienfaits des religions, pour les individus ou les sociétés, si je pense comprendre et même connaître ce sentiment océanique de la vie que ressentent les croyants (parce qu’il ne leur est pas exclusif), je pense surtout, avec Lucrèce, que les religions sont essentiellement «une maladie née de la peur», une maladie qui amène beaucoup à croire des stupidités et certains à commettre des atrocités.

Celle de cette semaine, c’est ce commando de fous d’Allah qui est entré dans un centre d’achats au Kenya, qui a pris soin de permettre aux musulmans de sortir, et qui a ensuite tiré dans le tas. La tragédie se poursuit et on compterait déjà quelque 70 morts.

Mais que l’on soit athée ou non, je soumets qu’on devrait reconnaître que nous avons encore, collectivement, sur beaucoup de plans, une déplorable tendance à accorder des traitements préférentiels aux religions. Or un critère relativement simple devrait présider à nos décisions en ces matières: si nous accordons un traitement préférentiel quand un motif religieux est invoqué, nous devons l’accorder aussi quand un autre motif pertinent comparable est invoqué. Et inversement.

En ces heures de débats sur la laïcité, il n’est pas inutile de rappeler quelques-uns de ces traitements préférentiels. Je les lance comme une invitation à se demander, d’une part pourquoi ils persistent, d’autre part si le moment ne serait pas venu d’y mettre fin. Amusez-vous, à chaque fois, à vous demander ce qu’invite à conclure le critère que je propose.

Je soulèverai trois traitements préférentiels.

Le premier est financier.

On ne le sait peut-être pas, mais nous accordons de grands avantages économiques et fiscaux aux religions. Il ne s’agit pas de les défavoriser, loin de là, mais il n’y a aucune raison valable de leur accorder ce qui est refusé aux autres, ce qui semble être actuellement le cas.

Si je me fie à ce qu’écrivait la semaine dernière Francis Vailles, l’aide financière accordée par l’État aux religions prend notamment la forme d’exemptions d’impôts aux bâtiments religieux; de crédits d’impôt sur les dons aux organismes religieux; d’exemptions de douanes sur certains produits religieux; et de déductions d’impôts sur le logement des religieux. «Il y en a pour plus de 100 millions de dollars par année pour le gouvernement du Québec et les municipalités», soutient Vailles. Si ce n’est pas du traitement préférentiel, ça, j’en perds mon latin — dont je ne garde que: Virtus post nummos (La vertu, [mais] après l’argent, Horace).

Mon deuxième exemple est économique et pédagogique.

En effet, nous finançons collectivement des écoles privées religieuses qui n’ont pas à (entièrement) respecter les principes pédagogiques et le curriculum — et éventuellement les normes de la laïcité — imposés à tous les autres. C’est consternant. Les données ici sont fragmentaires et semblent difficiles à obtenir. Mais le Mouvement laïque québécois avance que sur 172 écoles privées financées par des fonds publics, 80 sont religieuses et reçoivent 106 millions de dollars par année.

Les enjeux soulevés par cette pratique ne sont pas qu’économiques: on finance en effet par là, souvent on peut le craindre, l’endoctrinement d’enfants qu’on prive d’un avenir ouvert. Si ce n’est pas du traitement préférentiel, ça, j’en perds encore une fois mon latin, dont je ne garde que: Maxima debetur puero reventia (Le plus grand respect est dû à l’enfance, Juvénal) 

Mon troisième exemple est pédagogique: il s’agit du fameux cours ECR, Éthique et culture religieuse, en théorie offert à tous et toutes dans les écoles québécoises.

On pourra longtemps débattre de ses mérites — et je pense qu’il en a — et de son opportunité. Mais si ce cours a vraiment pour objectif de faire connaître les religions en extériorité, comme phénomènes historiques et culturels, alors il est inadmissible que l’incroyance, l’athéisme, la libre-pensée, l’agnosticisme, la laïcité et même l’anticléricalisme n’y soient pas présentés comme des positions respectables et qui sont adoptées par des centaines de millions de personnes dans le monde. Ce n’est pas le cas.

Et si ce n’est pas du traitement préférentiel, ça, j’en perds encore une fois mon latin, dont je ne garde que: O Tempora! O Mores! (Quelle époque! Quels mœurs!)