Prise de tête

Vous vendez quoi?!?

Deux sujets d’actualité ont beaucoup attiré mon attention ces jours-ci.

Le premier concerne ces couples de Québécois qui se tournent vers les États-Unis pour acheter les services d’une mère porteuse. L’opération coûterait généralement quelque 150 000$, dont le sixième reviendrait à la mère.

Le deuxième concerne cette compagnie appelée 23andMe qui a breveté une technologie qui permettrait de choisir certaines caractéristiques de son enfant. Moyennant paiement, si le brevet est utilisé, on pourrait alors augmenter ses chances d’avoir un bébé avec, disons, les yeux de telle couleur et telle prédisposition génétique. Pour 99$, 23andMe vous retourne d’ailleurs déjà, depuis plusieurs années, un profil génétique complet établi à partir d’un simple échantillon de salive: cela vous dira, par exemple, à quelles maladies vous être prédisposé.

Ces deux sujets soulèvent une même question, qui est celle de l’extension de la sphère du marché, posée ici par les énormes possibilités ouvertes par les biotechnologies. Il est assez évident que celles-ci, avec les années, vont nous poser des dilemmes souvent difficiles à trancher.

Mais il n’y a pas que dans ce domaine que se pose la question de savoir jusqu’où il est légitime d’étendre des rapports marchands – ce par quoi un bien est soumis à une loi d’offre et de demande dans un échange librement consenti entre deux parties, un acheteur et un vendeur.

En éducation, c’est (en partie, au moins) ce qui est en jeu quand on propose de payer les enseignantes et enseignants au mérite; ou quand il est question de frais de scolarité; ou encore quand on dénonce la «marchandisation du savoir».

Mais voici quelques autres exemples parfois étonnants, mais bien réels, d’extensions discutables de la sphère du marché. Je les emprunte au philosophe Michael Sandel (il a écrit un superbe livre sur la question) et les soumets à votre réflexion.

Que pensez-vous donc de la possibilité de payer des sans-abri pour qu’ils ou elles fassent la queue à votre place dans une file d’attente? De payer pour utiliser en solo la voie réservée aux voitures avec deux personnes à bord? De payer une personne pour qu’elle porte, tatouée sur son front, la publicité d’une compagnie (tatouage non permanent: 100$; permanent 10 000$)? Du fait de prendre une assurance sur la vie d’une autre personne? De payer (1500$ par an) pour obtenir le numéro de téléphone privé d’un médecin? De payer, lors d’un séjour en prison, quelque 90$ par nuit pour pouvoir loger dans une cellule individuelle et comprenant de nombreux avantages que les autres cellules n’ont pas? De payer 150 000$ pour pouvoir abattre un rhinocéros noir en Afrique du Sud? D’être payé pour servir de cobaye à une compagnie pharmaceutique? De payer les élèves pour qu’ils lisent des livres? De payer (300$) des femmes lourdement dépendantes à des drogues dures pour qu’elles soient stérilisées? De vendre un organe – un rein par exemple?

Pour revenir à nos couples de Québécois recherchant une mère porteuse rémunérée, il faut savoir que les législations à ce sujet varient. En certains états ou pays, on peut légalement acheter et vendre les services d’une mère porteuse; ailleurs, c’est interdit. Et cette absence de consensus reflète, je pense, la grande difficulté des questions et des enjeux soulevés qui concernent des valeurs et des droits aussi importants que la liberté, la dignité, l’égalité.

Pour épargner leur argent, nos couples québécois auraient pu aller en Inde, où on a depuis 2002 rendu la pratique des mères porteuses non seulement légale, mais où on l’a même encouragée dans le but de créer une industrie. Ce qui s’est produit. Des villages entiers en dépendent peu ou prou à présent, et les quelques milliers de dollars que touche la mère porteuse sont pour elle et sa communauté une somme gigantesque.

Je suis pour ma part, avec bien des nuances que je ne peux exposer ici, très critique de l’institution appelée marché et plutôt favorable aux progrès technologiques. Mais je ne cache pas que je manque cruellement de réponses assurées sur bon nombre de questions que soulèvent et continueront de soulever ces extensions de la sphère du marché – et je n’ai encore rien dit du fait que l’actuelle crise économique est en partie causée par son extension à la finance.

Sandel, dont j’ai parlé plus haut, pense qu’une économie de marché ne devrait jamais s’étendre au point de transformer toute une société en société de marché et il suggère, sagement, qu’on se demande sérieusement jusqu’où il nous semble légitime de favoriser cette extension.

Il propose quelques critères pour alimenter notre réflexion. Certains biens, dit-il par exemple, sont corrompus dès lors qu’ils deviennent marchandise: quand cela se produit, ce serait un signe qu’il faut arrêter le processus marchand. Voici un exemple, bien réel, de ce danger.

La ponctualité des parents qui viennent chercher leur enfant à la garderie est une valeur importante. Mais quand, devant la quantité de parents retardataires, une garderie a décidé de facturer les retards, les retards ont substantiellement augmenté.

Un autre critère est celui de la liberté de choix présumée des personnes concernées. Quelle est réellement celle de la femme narcomane qui a accepté d’être stérilisée? De la mère porteuse indienne? De la personne tatouée pour faire de son front une pub? Et, tant qu’à y être, du salarié lambda?

Mais pour finir, je pense surtout, avec le vieil Aristote, qu’une société profondément démocratique n’est possible que là où on trouve une substantielle égalité: égalité des chances, mais aussi de statut économique. Je soupçonne que, dans ces conditions, plusieurs échanges qui se font aujourd’hui sous un mode marchand auraient encore lieu, mais seraient alors librement consentis.