Prise de tête

Neuromanie

Nous vivons une époque réellement prometteuse sur le plan de la connaissance du cerveau humain et les ambitieux projets de recherche qui concernent cet extraordinaire organe se multiplient.

C’est ainsi qu’après la décennie du cerveau (1990-2000) de G. W. Bush, le président Obama a lancé au printemps 2013 le projet BRAIN (Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies), qui consacrera 110 millions $ au développement de nouvelles technologies permettant de reconstruire l’activité de chacun des neurones qui s’activent dans des circuits cérébraux, voire dans le cerveau tout entier.

Auparavant, l’Union européenne avait annoncé qu’elle consacrerait l’extraordinaire somme de 1,2 milliard d’euros sur dix ans au Human Brain Project, un programme de recherche auquel collaborent des équipes du monde entier et qui vise à simuler par ordinateur le fonctionnement du cerveau humain.

Plus précisément, ce projet a pour but de réunir toutes les connaissances actuelles sur le cerveau humain afin de le reconstituer, pièce par pièce, dans des modèles et des simulations informatiques. Ces recherches reposent crucialement sur des nouvelles technologies de neuro-imagerie comme l’IRMf (imagerie par résonance magnétique fonctionnelle), la TEP (tomographie par émission de positons) et la TACO (tomodensitométrie axiale calculée par ordinateur).

Si, pour un philosophe, ces recherches sont surtout exaltantes en ce qu’elles ouvrent la porte à la possibilité de percer ce qu’on appelle parfois la dernière frontière (après celles de la matière et de la vie, celle de la conscience), elles pourraient aussi avoir d’extraordinaires retombées pratiques, par exemple en médecine ou encore en éducation.

Voici d’ailleurs trois de ces retombées, justement en éducation.

Pour commencer, nous savons à présent, grâce à l’IRMf, que les gens n’utilisent, globalement, que 10% de leur cerveau: comprenant mieux le cerveau humain, nous pourrons peut-être, bientôt, être en mesure d’activer l’énorme potentiel que constitue ce 90% du cerveau inutilisé. Il n’est pas difficile d’imaginer l’impact que cela aura sur la classe ordinaire: une véritable révolution de l’enseignement s’ensuivra dont, à terme, toute l’humanité profitera.

Nous savons également, cette fois par ces fabuleuses images de cerveaux produites par TACO, que les gens sont généralement ou bien cerveau gauche ou bien cerveau droit et que cela signifie qu’ils ont une manière particulière d’appréhender le monde (analytique ou synthétique, notamment) et qu’il faut la respecter quand on enseigne. Ici encore, les retombées pédagogiques sont potentiellement immenses.

Et que dire des styles d’apprentissage? Nous savons désormais, grâce à la tomographie par émission de positons, que les gens sont ou bien visuels, ou bien auditifs ou bien kinesthésiques et qu’ils apprennent mieux si on leur enseigne selon leur style préféré.

Qu’en pensez-vous?

En fait, si vous pensez que nous nageons ici en pleine poutine, vous avez gagné car c’est bien le cas: chacun des trois exemples qui précèdent est en effet ce qu’on appelle un neuromythe, une croyance sans aucune base scientifique, même si elle se donne pour fondée sur les neurosciences.

Si vous y avez cru, il est probable que mes références à des techniques de neuro-imagerie (quoique bien réelles) auront contribué à vous induire en erreur. C’est en tout cas ce que suggère fortement la recherche, qui montre tout le trompeur attrait qu’une idée obtient en se parant des atours des neurosciences.

Une récente recherche a par exemple montré à des groupes d’enseignantes et d’enseignants le même programme éducatif. Si on inscrivait «cerveau» dans son nom ou si on accompagnait le texte d’une image de cerveau par IRMf, le programme était jugé plus crédible.

Au moment où on nous parle couramment de neuromarketing, de neurothéologie, de neurosciences sociales et de neuroéducation, je suggère qu’une bonne dose de scepticisme s’impose. D’autant que la recherche crédible montre aussi, comme on pouvait s’y attendre, que le fait d’avoir été simplement initié aux neurosciences ne permet pas de se prémunir contre la neuropoutine: il faut pour cela être un expert, ce que peu de gens sont.

Qui plus est, les experts sont particulièrement très sceptiques devant ces prétentions à tirer immédiatement d’ambitieuses et spectaculaires applications pratiques de ce que nous savons du cerveau. Notre savoir reste en effet parcellaire et limité. Nous sommes en outre bien loin de pouvoir percer le mystère de la conscience — certains, on les appelle des mystériens, le pensent même au-delà de nos capacités cognitives.

Pour en revenir à l’éducation où circulent (et souvent se vendent dans de coûteuses formations) quantité de neuromythes, un chercheur sérieux comme Daniel Willingham estime à 95% la quantité de neuropoutine qui circule dans le domaine! Et pour pouvoir la distinguer du 5% qui n’en est pas, il faut être un expert en neurosciences, ce que très, très peu de gens sont en éducation. D’où le sage conseil de l’un de ces experts, David Daniel: «If you see the words "brain-based", run!» (Si on vous dit que c’est fondé sur notre connaissance du cerveau, fuyez!)

Je suggère de faire de même quand vous verrez une image de cerveau dans votre journal préféré accompagnant un article qui vous annoncera que nous venons de découvrir le siège cérébral de la jalousie, de la peur des insectes, ou que sais-je encore… 

Ceci dit, il est vrai que nous vivons une époque prometteuse pour la connaissance du cerveau humain et je suivrai avec un immense intérêt les résultats des projets de recherche, bien réels et pas du tout inventés, dont j’ai parlé plus haut.