Nelson Mandela – que ses compatriotes appelaient de son nom tribal: Madiba – était un personnage plus grand que nature, un véritable héros et les hommages qui lui sont rendus lui sont indéniablement dus.
Mais je soutiendrais volontiers aussi que le plus bel hommage que l’on puisse rendre à un tel homme est d’examiner son parcours avec lucidité afin d’en tirer des enseignements pour les combats qu’il reste à mener. C’est d’ailleurs ce que je me propose de modestement commencer à faire ici.
Disons-le d’emblée et sans détour: Mandela a été au cœur d’une des luttes victorieuses les plus importantes, les plus belles et les plus émouvantes des dernières décennies: l’abolition de l’apartheid en Afrique du Sud. Ses 27 années de prison, son charisme et son éducation (il était avocat) ont fait qu’il en est devenu le porte-parole et, avec abnégation et dignité, l’incarnation.
Mais, comme tout porte-parole d’une grande cause, Mandela n’existait en grande partie que par le mouvement de masse qu’il représentait et qui le portait. Je soupçonne à ce propos que dans l’adulation que certains lui portent aujourd’hui il y a aussi, au moins pour une part, une occultation de ce mouvement de masse et de son long et patient travail souterrain. Ce n’est en rien diminuer la grandeur de Mandela que de rappeler qu’il est ô combien commode pour les pouvoirs de laisser penser que le changement social n’est pas tant une affaire d’opprimés qui se prennent en main, s’organisent et luttent patiemment, dans la longue durée, qu’une affaire de grand homme providentiel soudainement apparu.
Par ailleurs, il faut rappeler que Mandela, et l’ANC dont il faisait partie, doivent, au sens strict du terme, être qualifiés de terroristes, si du moins on définit le terrorisme comme le fait de poser des actions ayant pour but de terroriser une population civile afin de faire avancer une cause politique.
Ce qui heurte dans cette évidence, c’est qu’elle contraint à réfléchir sur la possibilité que la violence politique soit légitime, ce qu’elle était manifestement dans le cas de l’apartheid.
Typiquement, quand les pouvoirs parlent de violence ou de terrorisme, ces concepts ne servent que de repoussoir. Tout débat et toute discussion sont alors rendus à peu près impossibles. Il est bon en ce sens de rappeler que si les États-Unis, et nommément l’administration Reagan, qui défendait avec ferveur l’apartheid, ont, dès les années 1980, mis l’ANC sur la liste des organisations politiques terroristes à surveiller, elles n’en ont retiré Mandela qu’en… 2008! Et qu’en 1985 encore, Mandela refusait l’offre du président Botha, qui proposait de le libérer s’il renonçait à la violence.
Sorti de prison en 1990, nobélisé en 1993, Mandela devient président de son pays en 1994. Il le restera cinq ans. Deux grandes réalisations caractérisent alors son action.
La première est de lancer la fameuse Commission de la vérité et de la réconciliation, que présidera Desmond Tutu. Il me paraît assuré que l’Histoire confirmera pour l’essentiel notre jugement actuel sur l’importance décisive de cette initiative, qui a permis, dans les circonstances, de préserver un climat social relativement sain, voire d’empêcher sinon une guerre civile, du moins de nombreux bains de sang.
La deuxième réalisation, qui est celle des politiques économiques mises en place par le gouvernement que préside Mandela, conduit à des questions qu’il est plus délicat de soulever.
Mais sur le fond, ce qui s’est passé ne fait guère de doute: les politiques du FMI et de la Banque mondiale ont pour l’essentiel été implantées, tandis que les idéaux de justice sociale de l’ANC et ses moyens privilégiés, comme la nationalisation des entreprises, ont été mis de côté. Un excellent et très informatif texte de Patrick Bond sur tout cela se trouve à: [http://alturl.com/d8yh7].
Un retour à l’ordre économique des maîtres a ainsi été négocié et la situation actuelle des Noirs, en Afrique du Sud, si elle est bien entendu infiniment meilleure sans l’apartheid, n’est pas non plus à la hauteur des espérances que son abolition avait soulevées.
Mandela a grandement contribué à vaincre l’apartheid; il a été incapable de résister au néolibéralisme. Coupé de sa base et notamment de l’ANC, il a largement épousé les idées et les idéaux de sa classe d’origine et, en partie poussé, en partie faisant de lui-même le saut, il est tombé dans le précipice dans lequel lui suggéraient de plonger la Banque mondiale, le FMI et les affairistes de partout.
La question que le vieux combattant voudrait sans doute que nous nous posions devant tout cela est de savoir ce qu’il aurait pu et dû faire. Était-il possible de faire mieux que de succomber ainsi, par pragmatisme, aux sirènes néolibérales? Comment, alors?
Ces questions ne sont pas simples et vont bien au-delà de la personne de Mandela. Elles ne sont sans doute pas dans l’esprit de bien de ces dirigeants qui sont allés le célébrer il y a quelques jours et dont certains l’auraient ignoré ou maudit il n’y a pas si longtemps. Elles n’en méritent pas moins d’être posées et les années à venir fourniront sans doute des éléments des réponses.
À ceux qui jouent avec l’idée que la violence peut-être légitime, considérez ceci:
Lors de la crise des missiles de Cuba, plusieurs proposaient comme légitime de mettre fin au régime soviétique en initiant une guerre nucléaire contre cet ennemi.
Hors il s’avéra que 15 ans plus tard, le régime soviétique s’écroulait sous son propre poids, sans violence (du moins comparable au désastre d’une guerre nucléaire).
Donc en 62, on trouvait justifié une violence « légitime » qui mettrait en péril la vie de millions de personnes par une guerre nucléaire. Mais moins de 25 ans plus tard on se rendait compte que cette violence aurait été désastreuse et surtout inutile; l’ennemi s’étant effondré de lui même.
Je pense que la présumé légitimité de la violence devient moins évidente quand on prend une perspective historique.
Jean Émard
La violence potentiellement légitime dont il est question ici, est la violence d’une résistance populaire contre un état ou un système qui est empreint de violence et de répression dans son fonctionnement même. L’apartheid était un de ces régimes et, bien que beaucoup plus subtil dans sa domination, le capitalisme l’est aussi. La comparaison entre une violence de résistance et une guerre de l’empire américain contre l’empire russe est, au mieux, boiteuse.
@ Jean Émard:
« Donc en 62, on trouvait justifié une violence « légitime »… »
« On »???
Qui ça « on »?
Comme si l’Amérique au complet était assoiffée de sang et désirait la guerre nucléaire « légitime » à tout prix à l’époque… Et comme elle n’a PAS eu lieu (aucune guerre nucléaire n’a d’ailleurs jamais été déclenchée depuis Nagasaki au grand désespoir des prophètes de malheur!)) et que l' »on » a trouvé d’autres parades à ce conflit, il a bien fallu que la majorité des décideurs soit contre ce « on » en question non?
Il est tout à fait normal et responsable d’envisager TOUTES les possibilités lorsqu’il y a un conflit (brain storming) et la guerre nucléaire a très certainement été examinée avec attention, mais elle a finalement été rejetée par un certain quorum.
On a souvent tendance à généraliser, surtout APRÈS les faits mais gardons justement à l’esprit les FAITS en question et que nous disent-ils? Que ce conflit a été réglé de façon dramatique et mouvementée mais au final, aucun coup de feu, aucun mort et/ou blessé.
Vous avez raison. Et cela prouve hors de tout doute que l’on ne voit bien l’avenir que quand il est devenu le passé…
Correction: Une coquille, c’est évidemment 25 ans plus tard.
Excellent texte monsieur Baillargeon, et des questions très difficiles.
Monsieur Émard, quand monsieur Baillargeon parle de violence justifiée, on peut référer au préambule de la Déclaration Universelle des Droits de l’homme:
http://www.un.org/fr/documents/udhr/
En voici le début
« Préambule
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme.
Considérant qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression. »
On parle ici de suprême recours, quand toutes les autres tentatives et mesures ont échoué. Et rappelez-vous que Mandela et l’ANC ont longtemps essayé de faire changer les choses par des moyens pacifiques…
C’est gentil M. Couture de vous faire le porte-parole de M. Baillargeon. :)
De plus je ne considère pas la DUDH comme un texte « sacré ». Sans parler que « suprême recours » est une notion à géométrie variable. Est-ce qu’attendre 25 ans pour l’effondrement de l’URSS et éviter une catastrophe, n’est pas en contradiction avec cette notion de « violence de suprême recours » qui semblait justifiée à l’époque de la crise des missiles ?
Je citais simplement l’exemple d’une action violente « prétendument justifiée » à l’époque, qui, si elle avait eu lieu, se serait avéré comme une des plus grande catastrophe de l’histoire de l’humanité.
Jean Émard
La guerre froide et le combat des Africains et de Mandela contre l’Apartheid sont deux choses fort différentes… On compare une guerre entre deux empires qui, si elle est menée à sa conclusion ultime, produira la destruction mutuelle des deux empires en question (MAD ou Mutually Assured Destruction), au combat d’un peuple tout entier pour se voir reconnaître les mêmes droits que les blancs qui les dirigent. Après avoir vécu des événements comme le massacre de Sharpeville, et un durcissement constant des politiques de l’Apartheid, il vient un temps où la coupe déborde, malgré toute la bonne foi et les efforts des noirs pour se libérer par des moyens pacifiques…
Je vous suggère, à ce sujet, de lire la défense présentée par Mandela à son procès en 1964 : http://www.theguardian.com/world/2007/apr/23/nelsonmandela1
Très instructif ;)
Je connais peu d’actions révolutionnaires/violentes/terroristes qui ne se voit pas comme une action de « suprême recours ».
D’où la géométrie variable du terme.
Jean émard
Et la Déclaration n’est pas un document sacré, mais c’est un sacré beau travail pour se donner des bases communes dans la recherche du droit commun. D’ailleurs, on ne peut qu’apprécier que la cérémonie d’hier en hommage à monsieur Mandela ait eu lieu le jour du 65e anniversaire de l’adoption de la Déclaration aux Nations Unies ;)
Merci pour ce texte monsieur Baillargeon.
@ Jean Émard
Vous prenez un exemple qui sert bien votre propos. Qu’en est-il cependant des révoltes (armées et violentes) des Juifs dans les ghettos de Treblinka et de Varsovie?
Pour ma part, je pense qu’il n’y a aucune corrélation véritablement significative entre l’emploi d’une méthode (violente ou non-violente) et l’atteinte d’objectifs politiques. Il s’agit donc de les juger au cas par cas…même si de manière générale, on ne peut véritablement prévoir les conséquences d’un mouvement social et qu’on n’en constate les résultats qu’après coup.
Il existe par ailleurs une sociologie des mouvements sociaux qui s’est penchée sur la question des méthodes d’action. Si la chose vous intéresse, « Unarmed Insurrection », un ouvrage paru en 2009, offre une perspective comparative intéressante sur les succès et les échecs de l’action dite non-violente.
Il faut toutefois souligner que cette sociologie réduit généralement la « non-violence » à une méthode d’action. Or, pour Gandhi (dont Mandela se serait inspiré durant ses années d’incarcération) elle représentait bien davantage. En fait, dans l’optique de Gandhi, la non-violence ne devait surtout pas se réduire un simple moyen d’action parmi d’autres visant l’atteinte d’une fin. Le moyen et la fin ne sont donc pas distincts : les non-violence est la fin. C’est pourquoi, dans une telle optique, le non-violent commence par s’attaquer à la racine de la violence qui se trouve en lui-même. Pour Gandhi, cela impliquait de se libérer de l’ego et de la peur (les deux étant intimement liés). Cependant, on oublie souvent de mentionner que Gandhi préférait la violence à la couardise (il préférait la révolte violente d’un esclave à l’acquiescement passif de son oppression)…
Bref, si l’efficacité de la violence ou de la non-violence est difficile à démontrer (on exige souvent une démonstration de l’efficacité de la non-violence, comme si l’efficacité de la violence allait toujours de soi…), il ne faut pas occulter l’aspect proprement éthique, voire même spirituel (faute d’un meilleur terme…) de la question. Je pense que vous ne serez pas en désaccord avec moi sur ce dernier point.
Quant à moi, comme je ne crois pas en un au-delà ni en la réincarnation, la violence me semble justifiée dans certains contextes. Mais à l’évidence, je ne possède aucun critère permettant de départager clairement les cas qui sont justifiés de ceux qui ne le sont pas. (Soit dit en passant, je ne connais pas de question éthique qui peuvent se répondre de manière tranchée…) Reste que l’emploi de la violence par les juifs des ghettos de Varsovie et de Treblinka, par exemple, m’apparaît tout à fait justifié…
Enfin, voilà encore matière à réflexion…en plus du texte de monsieur Baillargeon!
Charles-Olivier
La question de M. Baillargeon est très bonne : il est possible de vaincre la ségrégation raciale (Mandela), le colonialisme (Gandhi), la dictature (printemps arabe)… mais ne pas succomber aux mandats du FMI, de la Banque Mondiale et des grosses corporations c’est un peu plus difficile.
Si Jésus-Christ ou Bouddha revenaient sur terre ils pourraient guérir les malades el consoler la veuve et l’orphelin, mais ils ne pourraient rien faire contre les politiques macroéconomiques dictées par le FMI, les banques et les agences de cotation!
Je pense que Bouddha a dit qu’il vivrait à peine 100 ans; donc pas question de revenir pour ce dernier.
Bouddhisme et économie :
http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_bouddhiste