Prise de tête

Démocratie et différence

Il est facile de le constater: dans nos sociétés, les gens ont, sur de nombreux sujets, des positions différentes et parfois même diamétralement opposées  comme le montre l’actuel débat sur la Charte.

De telles situations sont courantes en démocratie, où les consensus sont rarissimes: au mieux, s’il y a deux options possibles, l’opinion sera divisée en une majorité et une minorité.

Comment envisager cette différence, ces divergences d’opinions, voire ces dissidences? Il est commode de penser que la réponse dépend, en partie au moins, de l’idée qu’on se fait de la démocratie.

Si on la valorise comme moyen de parvenir aux décisions les meilleures et qu’on entend par là les plus susceptibles d’être vraies, on peut alors se retrouver devant un paradoxe que Richard Wollheim appelait le paradoxe de la démocratie.

Imaginez, par exemple, qu’ayant adopté la précédente conception de la démocratie, vous pensez, pour des raisons que vous trouvez convaincantes, qu’il faut appuyer la Charte du PQ. Un vote parfaitement démocratique sur la Charte est toutefois proposé et la rejette. Vous devez alors résoudre une certaine tension entre vos croyances, qui veulent à la fois que l’acceptation de la Charte soit la bonne décision (pour vos convaincantes raisons de tout à l’heure) et la mauvaise parce qu’elle a été démocratiquement rejetée, tout en sachant que la démocratie permet de prendre les meilleures décisions. Le mal n’est pas irréparable, sans doute, mais la tension est réelle.

On peut bien entendu considérer autrement la démocratie et penser qu’elle ne peut réellement exister et ne saurait jamais être que de façade. Une version de cette idée serait de dire que comme la majorité de la population a un QI inférieur à 100, tous ces gens sont incapables de comprendre la complexité d’une société moderne. Il faut donc, tout en leur donnant – c’est crucial – l’illusion de choisir librement et de vivre en démocratie, instaurer ce que le fondateur des relations publiques, Edward Bernays (1891-1995), appelait «un gouvernement invisible», par lequel la «minorité intelligente» façonne l’adhésion de la majorité à ce qui, selon cette minorité éclairée, est préférable.

On ne le dit pas assez, mais c’est précisément (entre autres) sur cette question du statut de la différence (cette fois: identitaire, religieuse, ou culturelle) que deux conceptions de la laïcité s’opposent en ce moment. Pour entendre leurs argumentaires, il faut cependant cesser de porter attention aux assourdissantes invectives qui polluent le débat public, ce qui n’est pas toujours facile.

Les uns, prônant en gros une laïcité républicaine, pensent que ces différences devraient être neutralisées dans l’espace politique, chacun se dépouillant des siennes au profit de l’adhésion à des valeurs à prétention universelle fondant le pacte social.

Les autres, partisans d’une version ou d’une autre du communautarisme, pensent que ces différences devraient autant que possible pouvoir partout s’exprimer et que la division prônée par les premiers est inutilement mutilante pour l’individu et appauvrissante pour tout le monde.

Une autre manière de concevoir le statut de la différence des positions en démocratie est de la chérir, de penser que son expression est précieuse pour la vie démocratique elle-même – qu’elle en est en un sens l’oxygène même – et de vouloir pour cela préserver, comme on le dit souvent, la minorité de la tyrannie de la majorité. On voudra donc permettre, dans le respect des lois fondamentales, la plus grande expression possible des différences de points de vue, notamment par la liberté d’expression, cela pouvant même aller, sous certaines conditions, jusqu’à la désobéissance civile – que brandit d’ailleurs en ce moment même une commission scolaire anglophone contre la Charte.

Mon avis sur tout cela?

La position la plus sage, selon moi, se dessine à partir de ce que je viens de dire (liberté d’expression maximale, jusqu’à la possibilité de désobéissance civile en certains cas extrêmes) et en misant, en plus de tout cela, sur une conception que je dirais délibérative de la démocratie, qui suggère de la valoriser comme mode de vie associative par lequel des gens, ayant de nombreux intérêts communs, délibèrent, échangent, débattent.

C’est un idéal élevé et noble, mais aussi exigeant. Il suppose qu’on met l’accent sur l’éducation et sur des lieux de discussion libres et pluralistes – entre autres, mais pas uniquement, des médias. Nous en sommes encore loin. Mais lorsque dans de telles institutions des personnes informées, raisonnables, échangent, prennent des décisions et existe une vérité sur ce dont ils discutent, alors lorsque leur nombre croît, on a de bonnes raisons de penser qu’ils et elles la trouveront. (Si vous êtes curieux, ce résultat a été établi par Condorcet et s’appelle justement le théorème de Condorcet.)

En attendant de s’approcher encore plus de cet idéal, souhaitons-nous la grâce de débattre sereinement, sans s’injurier, et en présumant, jusqu’à preuve du contraire, que la position adverse n’est pas adoptée sans une sérieuse réflexion de ceux et celles qui la défendent.