Prise de tête

Une autre vision du syndicalisme

Depuis 20 ans que j’interviens sur la place publique, je n’ai jamais caché mes allégeances anarchosyndicalistes. 

J’ai souvent eu à défendre ces idées, mais plus souvent encore à les expliquer, tant elles sont méconnues et mal comprises. Elles me semblent pourtant constituer un héritage précieux, digne d’être préservé et dont on devrait s’inspirer en l’actualisant.

Ces idées et pratiques pointent en tout cas selon moi dans une direction qui est celle vers laquelle l’humanité devra bien un jour ou l’autre aller. Et elles méritent d’être méditées au moment où nous nous demandons — ou nous devrions nous demander — quel syndicalisme nous voulons exactement.

Pour faire très court, l’anarchosyndicalisme est une conception et une pratique du syndicalisme prôné par les anarchistes et qui a connu son heure de gloire dans plusieurs pays avant la guerre de 14-18 et en Espagne jusqu’en 1939.

Concrètement, voici quelques idées inspirées par lui et qui me paraissent de nature à renouveler aujourd’hui un syndicalisme qui en a bien besoin.

La méfiance des anarchistes vis-à-vis de tout pouvoir et leur obstination à exiger qu’il se légitime faute de quoi ils travailleront à le faire disparaître ont conduit les anarchosyndicalistes à vouloir un syndicalisme sans l’habituelle organisation hiérarchique.

Dans ce modèle, il n’y aurait donc pas, d’un côté, des dirigeants avec de substantiels privilèges (hum hum… suivez mon regard…) et un grand pouvoir dans les prises de décisions et, de l’autre, des cotisants sans grand réel pouvoir. 

Plusieurs formules pour ce faire sont possibles; des délégués révocables, qui sont rémunérés selon la même échelle que les autres et qui conservent malgré ce statut une part de leur rôle de travailleurs, en est une. On devine sans mal ses conséquences… (hum hum… suivez mon regard…)

Les anarchosyndicalistes pensent en outre que leur activité vise simultanément l’amélioration, à court terme, des conditions des travailleurs et travailleuses — meilleurs salaires, diminution des heures de travail, retraites décentes, etc. —, mais aussi, à plus long terme, l’abolition du salariat, plus précisément de ce qu’ils appellent volontiers «l’esclavage salarial». Ils veulent pour cela généraliser la pratique de l’autogestion, grâce à laquelle les travailleurs échappent notamment à cette hiérarchie du travail, c’est-à-dire cette structure dans laquelle certains donnent des ordres et d’autres obéissent.

Ils aspirent donc à une société (libertaire) et à une économie (autogestionnaire) radicalement nouvelles. Pour y parvenir, pour commencer à les faire exister et pour les définir, chaque travailleur, chaque travailleuse, appartient à un deuxième regroupement, en sus de son syndicat usuel. Celui-ci existe bien et regroupe tous les travailleurs d’un même métier du pays et fonctionne comme je l’ai dit plus haut, c’est-à-dire de manière non hiérarchique.

Le deuxième regroupement, quant à lui, s’appelle une bourse du travail et est une sorte d’équivalent, pour les ouvriers, des chambres de commerce patronales. Les bourses sont un lieu d’apprentissage de l’action directe et de l’autoémancipation et se proposent de réunir de nombreux services relatifs à l’amélioration du sort de la classe ouvrière.

Il y a des bourses dans toutes les régions du pays et tous les travailleurs de la région, peu importe leur métier, peuvent en faire partie. Ils ont payé, par leurs cotisations, le bâtiment qui abrite leur bourse et ils la gèrent.

On y trouve typiquement un musée du travail, un centre d’entraide pour chômeurs et autres personnes dans le besoin. On y publie peut-être une revue et on y donne sûrement des cours du soir: c’est que la bourse est aussi une université populaire. L’anarchosyndicalisme accorde en effet une grande place à l’éducation: il veut instruire pour révolter l’ouvrier et lui donner la science de son malheur, comme le dira Fernand Pelloutier, un des théoriciens majeurs de cette forme de syndicalisme.

C’est là surtout, dans les bourses, que se donnent à vivre les prémisses d’un autre monde. Là, les travailleurs et travailleuses étudient, pensent, rêvent et agissent ensemble, ont des buts et des visions qui vont au-delà de la préservation de leurs emplois et l’amélioration de leurs conditions matérielles. Ils ne sont plus seuls, comme le sont par exemple en ce moment les postiers, qui défendent leurs jobs, ce qui est, à peu de choses près, leur seul activisme possible selon le syndicalisme actuel.

Les travailleurs et travailleuses savent aussi, en le vivant, qu’il y a un au-delà du travail et de l’économie de survie ou de consommation. Un des grands penseurs de l’anarchosyndicalisme, Rudolf Rocker, présentait comme suit cette idée cruciale: «Ce n’est qu’une fois qu’un humain a atteint un certain niveau de vie matérielle que peuvent devenir possibles sa véritable culture intellectuelle et son intérêt pour des préoccupations plus élevées.» Sans ce préalable, de telles aspirations sont tout simplement hors d’atteinte. Des êtres qui sont constamment menacés par la plus terrible des misères ne peuvent guère apprécier les plus élevées des valeurs culturelles.» Les bourses travaillent donc à développer ces préoccupations plus élevées.

«Ce sont justement ces aspirations-là que les patrons redoutent le plus, poursuit Rocker. Pour la classe capitaliste, le mot du ministre espagnol Juan Bravo Murillo a toujours une valeur encore aujourd’hui: “Chez les travailleurs, nous n’avons pas besoin d’hommes qui sont capables de penser: ce qu’il nous faut, ce sont des bêtes capables de trimer”.»

Rocker, Pelloutier: il faudra bien, un jour, qu’on goûte de nouveau à votre médecine…