Prise de tête

D’un trou noir à l’autre

Consternation et beaucoup de points d’interrogation, cette semaine, dans le monde de la physique et de l’astronomie: l’immense Stephen Hawking (oui, oui: le physicien en fauteuil roulant) a en effet publié un bref article dans lequel il semble remettre en question la définition traditionnelle des trous noirs  ou du moins certains aspects de ce qu’on croyait en comprendre.

Je n’entrerai pas dans le détail de cette affaire, notamment parce que je suis trop ignorant de ces choses. Mais disons simplement que ces étranges objets que sont les trous noirs posent depuis toujours de troublantes et difficiles énigmes aux scientifiques et que Hawking a apporté de profondes contributions à la résolution de certaines d’entre elles. Or, dans cet article, il semble remettre en question beaucoup d’idées acceptées depuis longtemps et même certaines de celles qu’il avait lui-même avancées.

En science, ce genre de remise en question est courante. Et bienvenue. En fait, on pourrait même définir la science empirique et expérimentale comme un effort obstiné à toujours proportionner ses convictions aux preuves disponibles, en acceptant donc de les réviser à la lumière de celles-ci.

Sachant cela, comme il était frappant de recevoir, en même temps que cette discussion sur les trous noirs, de la part de quelques journalistes – toujours les mêmes –, les sombres pronostics de certains économistes – eux aussi toujours les mêmes –, sur l’état des finances du Québec et ce qu’ils préconisent de faire.

Oh! Comme il est sombre cet effrayant trou noir de nos discussions sur l’économie. Un vrai festival du sophisme et du martèlement de demi-vérités destiné à faire peur au monde avec les sempiternelles usées ficelles rhétoriques. Let me count (some of) the ways!

Confusion conceptuelle: Une dette, vingt dieux!, cela n’a de sens que lorsqu’elle est rapportée à des actifs et que si l’on considère ce qu’on acquiert par elle. Ici, les actifs sont énormes et ce qu’on se paie, ce sont des services de santé, d’éducation, de protection de l’environnement, de solidarité sociale et j’en passe. Cela doit être dit dans toute discussion sur la dette.

Occultation de données pertinentes: Le saviez-vous? À présent, le FMI lui-même déplore et décourage les politiques d’austérité que l’on nous presse d’instaurer. Et les travaux de Reinhart et Rogoff sur le seuil critique du ratio de la dette par rapport au PIB, utilisés pour promouvoir ces politiques, ont été discrédités.

Occultation de données pertinentes (bis): Comment expliquer qu’on ne parle jamais du fait que l’économie est hors de toute proportion spéculative depuis le démantèlement de Bretton Woods? Un mystérieux trou noir, faut croire…

Occultation de données pertinentes (ter): On ne parle presque jamais de ce que nombre de nos problèmes viennent de la plus récente (2008) de ces crises financières dans lesquelles notre économie financiarisée ne cesse et ne cessera de nous plonger.

Utilisation d’un vocabulaire émotif chargé et trompeur: «C’est à nos petits-enfants qu’on laisse cette terrible dette.» Mais ils la devront à nos petits-enfants! Et si ce n’est pas le cas, c’est le déficit commercial (créé par Bombardier, par exemple, qu’on subventionne et qui fait faire ses bidules ailleurs) qui en sera responsable. Et puis, parlant de dette envers nos petits-enfants, comment comptabilisez-vous celle de leur léguer une planète où il est impossible à des humains de mener une vie décente? Où une société où les inégalités croissantes que nous connaissons s’accentuant encore risquent de causer un climat social qui menace la sécurité de tous et rend impossible l’exercice d’une vraie démocratie?

Appel à la peur: «Cette dette est une véritable bombe si rien n’est fait, etc.»

Recours à des concepts qu’il vaudrait mieux oublier: Comme ce PIB, par exemple. L’IDH (indice de développement humain) d’Amartya Sen et Mahbub ul Haq, vous connaissez? C’est mieux…

Recours à des données impressionnistes: Le PIB moyen. Oui, mais que signifie-t-il? Et que se paie-t-on avec lui? Par exemple, que doit payer en santé et frais de scolarité de ses enfants l’habitant de l’Oregon utilisé comme point de comparaison?

Je continuerais longtemps, mais on l’aura compris: je suis profondément indigné devant la pauvreté de cette pensée économique présente dans le débat public et qui ne sait, semble-t-il, rien faire d’autre que nous proposer d’appliquer encore les mêmes vieilles recettes qui nous ont conduits où nous sommes.

J’ignore si, et le cas échéant jusqu’où, ce mal caractérise l’économie elle-même comme champ disciplinaire. Mais pour ce qui est de l’économie telle qu’elle est utilisée dans la conversation démocratique, je ne crains pas de le dire: elle ressemble plus à une matraque dont on se sert pour frapper sur les plus faibles, à une machine à décerveler les populations et à un outil pour faire en sorte que les politiques publiques vont encore et toujours dans le sens que privilégient ceux et celles qu’elles privilégient.

On a devant tout cela le sentiment d’une discipline en panne d’imagination et on attend, impatients, que se forme une association d’économistes indignés – car il en est – qui auraient autre chose à proposer.

On repense à Keynes, aussi, à un moment où le monde se trouvait dans une situation à certains égards semblable à la nôtre. Le capitalisme, disait-il, «n’est pas un succès. Il n’est pas intelligent, il n’est pas beau, il n’est pas juste, il n’est pas vertueux – et il ne livre même pas la marchandise! Bref, nous ne l’aimons pas et nous commençons même à le mépriser. Mais si nous nous demandons ce que nous pourrions bien mettre à sa place, nous devenons extrêmement perplexes.»

Il a, lui, eu le mérite de reconnaître ce fait et de chercher quelque chose de plus juste, de plus beau et de plus intelligent.