Tout le Québec, communiant dans ce qu’on est tenté d’appeler une morbide fascination, a frissonné d’effroi devant cette triste histoire de deux adolescents qui, à Trois-Rivières, et dans ce qui semble avoir été un triangle amoureux, ont tué trois autres personnes.
Mais cette fascination que nous éprouvons immanquablement devant pareils drames n’est-elle pas elle-même fascinante? Et intrigante? Qu’est-ce qui l’alimente? Que signifie-t-elle, exactement? Ne nous dit-elle pas quelque chose de la condition humaine?
Il y a de cela longtemps, les Athéniens de l’Antiquité allaient assister à des représentations qui mettaient en scène des drames semblables à celui de Trois-Rivières. Et il me semble que s’il y a de réelles différences entre ces représentations et ce que nous recevons tandis que nous apprenons, dans les médias, des détails de tel ou tel crime horrible, le parallèle entre théâtre grec et médias actuels parlant de faits divers n’est pas totalement incongru.
Pour nous, il s’agit donc cette fois de ce triple meurtre; pour eux, ce pouvait être, par exemple, l’histoire d’un jeune homme qui tue un vieillard – sans savoir qu’il s’agit de son propre père –, épouse ensuite une femme et lui fait des enfants – sans savoir qu’il s’agit de sa propre mère – et se crève les deux yeux quand il découvre ses crimes.
Or il y avait à cette époque, à Athènes, un philosophe (un aveu: je pense qu’il est le plus grand de tous) appelé Aristote. Curieux de tout, Aristote était, avec raison, intrigué par cette fascination de ses contemporains pour ces tragédies. Loin de la mépriser, il a cherché à la comprendre. Ce qu’il en a dit reste stimulant et nous apprend sans doute quelque chose sur notre propre fascination pour les faits – ou pour mieux dire, avec Jacques Prévert, les méfaits – divers. Sans prétendre être entièrement fidèle à ce qu’Aristote disait, laissez-moi m’en inspirer.
Sa grande idée est que ces tragédies athéniennes contribuent à une forme d’éducation morale de la cité, une éducation qui procède à partir des émotions d’effroi suscitées. Le spectacle de ces êtres broyés par un implacable engrenage rappelle en effet à chacun de nous la fragilité du vernis de la civilisation et l’importance de contrôler des pulsions qui, peut-être, ne font que sommeiller. Mais il ne fait pas que susciter ces émotions. Il nous interroge, aussi, et nous fait nous demander: comment en arrive-t-on là? Aurais-je pu faire cela? À quelles terribles conditions?
Le fameux chœur des tragédies grecques jouait ici un rôle crucial, en commentant les événements, en les plaçant en contexte, en les mettant à distance, en suscitant et en alimentant cette réflexion. Ce chœur était, en quelque sorte, les médias de l’époque. Il invitait à chercher à comprendre et, ce faisant, suscitait aussi une certaine pitié pour les protagonistes.
On comprend alors ce qu’Aristote veut dire quand il introduit cette notion qui décrit selon lui l’impact à la fois émotionnel et intellectuel de la tragédie sur les spectateurs: catharsis, purgation. En assistant à la représentation d’une tragédie, nous ne sommes en effet pas que bouleversés et émus: ces émotions sont aussi mises à distance et nous sommes alors comme purgés d’elles, de cette pitié et de cette frayeur qui sont savamment élaborées par la narration, par les acteurs et par le chœur et qui nous sont sur scène données en dose homéopathique afin de préparer et de nourrir l’exercice de notre jugement.
Est-ce, au moins en partie, ce qui se passe quand on assiste, dans nos médias, à la narration, à la représentation d’un fait divers? Est-ce au moins en partie ce qui devrait se produire? Les médias pourraient-ils jouer ce rôle pédagogique qu’Aristote attribuait au théâtre? Belles questions, qui méritent réflexion.
En attendant, il va de soi que le parallèle que je propose a ses limites. En particulier, si les Grecs assistaient à ces spectacles à un moment précis de l’année (c’était durant notre mois de mars), nous sommes, nous, sans cesse bombardés de méfaits divers.
De plus, notre chœur à nous, les médias, ne fait (pour certains d’entre eux à tout le moins et je ne veux nommer personne) rien d’autre que jouer sur les émotions – de peur, de haine – sans réellement aller au-delà. Or, c’est cet au-delà qui faisait le mérite de la tragédie, en ouvrant sur le développement de l’aptitude à formuler des jugements critiques et éclairés sur ce qui, d’abord, ne provoque en nous que de l’effroi.
Quoi qu’il en soit, il me semble que dans la manière de rapporter les méfaits divers, il doit y avoir place pour l’ambition de donner une dose homéopathique d’effroi et de pitié, pour susciter un moment de réflexion sur, entre autres choses, la condition humaine et sur notre ô si grande fragilité individuelle et collective.
À mon sens également, Aristote est et demeurera l’un des très grands, pour tout ce qu’il a abordé, décortiqué, avec les outils et la pensée de son temps. Il faut bien noter qu’il a fréquenté des semblables non moins grands que lui…
Intéressant comme parallèle, la question des médias et « du pain et des jeux ». C’est là l’un des versants de « l’information » moderne qu’il faut continuer de questionner.
Hélas, à constater comment les choses se poursuivent en ce qui concerne le traitement et la diffusion de l’information, avec la concentration des mass medias, la convergeance et le tout dans un but ultime, avoué ou non, de profit; c’est un autre pan de nos sociétés que je ne vois malheureusement pas près de changer.
À prime abord, tel que déjà discuté amplement dans les chroniques de Normand, il est nécessaire, si l’on veut aller au delà des émotions primaires, qu’une majorité de gens soit en mesure de se questionner. Il faut pour cela un minimum d’outils et de connaissances donc une éducation en conséquence. Les taux d’alphabétisation et de littératie actuels le permettent ils ?
Comme il est fait référence à l’aspect théâtral; justement, qu’en est il du rôle des arts ? Bien sûr que la tragédie, comme genre, a ses propres caractéristiques et objectifs. Présenter des drames familiaux en 5 minutes avec des images chocs et à répétition; est ce que là se retrouve tout le sens de l’aspect tragique ?
N’est ce pas l’un des objectifs de l’art que de faire questionner ? Il s’en fait encore, pensons à Wadji Mouawad au théâtre qui aborde des sujets sensibles.
Doit-on aller jusqu’au voyeurisme de situations réelles afin de susciter émotions et réflexion ? Avec une surexposition telle que celle à laquelle nous sommes soumis collectivement, n’y a t il pas un effet inverse d’insensibilisation voire de banalisation ?
Les journalistes en mesure de creuser une cause, un sujet, sont-ils légion ? Et s’il y en a plus qu’on le pense, sont-ils donc empêchés de faire davatage ce qu’on est en droit d’attendre d’eux ?
Intéressant comme parallèle, la question des médias et « du pain et des jeux ».
Vous avez entendu la dernière où les athlètes demandent une trève aux manifestations, de Kiev probablement, le temps des jeux… »Laissez le peuple souffrir le temps que l’élite gagne ses médailles ». (Au temps de Grecques, les athlètes étaient les guerriers, et retournaient à la guerre après les jeux, ce qui justifiait la trève.)
Vous soulevez là de belles questions. J’espère qu’il y aura de nombreuses réactions.
On s’entend sur Aristote, et pour ces raisons. Je viens d’accorder un entretien À Philosophie Magazine sur l’éducation morale et je le citais encore…
Je ne sais pas à quel point cela a changé en ce qui concerne l’éducation morale ou à la morale, avec le fameux cours…ce que j’en ai compris, c’est qu’on en a fait un espèce de fourre-tout où l’on aborde justement un peu de tout, en surface, en prenant bien soins de laisser entendre que tout se vaut…
Lorsque j’étais au secondaire et ça ne fait pas si longtemps que j’y étais (15 ans), je peux dire, avec les connaissances en philosophie morale que j’ai pu et continue d’aller chercher, qu’il n’y a pas vraiment lieu de parler d’éducation morale dans nos écoles. Et pourtant, ça m’apparaît l’une des composantes absolument nécessaires à ce qu’on puisse parler de « civilisation »…
J’aimerais retrouver cette initiative vue il y a quelques années; je sais qu’il y a eu un projet pilote d’ateliers de philosophie pour les jeunes du primaire, il y a avait d’ailleur eu un reportage sur le sujet, sûrement à télé québec à mon souvenir. J’ai trouvé la chose extraordinaire, ne serait-ce que d’entendre les paroles de certains de ces jeunes après seulement quelques ateliers…des mots, une réflexion et une compréhension qu’on ne retrouve même pas chez bien des adultes…
J’ignore si cela s’est poursuivi…
Déjà des années avant cela, je me passais la réflexion que 3 cours de philo rendu à 16-17 ans, la personnalité, les croyances déja formées et souvent bien ancrées, c’est un mauvais choix…
Il y a moyen de faire de la philo avec les tout jeunes et que c’est ce que l’on devrait travailler à faire…
Chaque semaine je me dis « je ne peux pas avoir une opinion sur tout! » mais les sujets sont toujours intéressants, désolé.
Vous parlez d’Œdipe, de pulsions… impossible de ne pas penser à la psychanalyse. Dans « Malaise dans la civilisation », Freud décrit les sources de souffrance de l’être humain: d’abord le corps, avec la faim, la maladie et la mort; ensuite la Nature avec les avalanches, les incendies, le froid et finalement autrui (jalousie, amour non réciproque, jeux de pouvoir etc).
Il ajoute une autre source de malheur: la vie dans une culture. Pour que la société fonctionne, ses membres doivent renoncer à satisfaire beaucoup de leurs instincts, d’où le malheur. L’institution de la propriété privée m’empêche de prendre les biens que je désire, la « propriété sexuelle » entrave mes désirs de coucher avec ma voisine et je dois réprimer mon désir de casser la gueule de mon boss, même s’il le mérite. Le mot clé c’est répression.
Les faits divers, l’intérêt que suscite l’Holocauste, les films hollywoodiens, le succès des romans policiers… assister à la représentation de ces actes qui sont interdits pour moi, me permet de purger mes propres désirs de meurtre et de violence!
Il ne s’agit pas seulement d’une réflexion éthique qui reste possible. Ce n’est pas seulement le besoin d’empathie et de pitié envers les victimes. C’est surtout la réalisation de désirs violents refoulés, sans quoi, la névrose nous guette ou bien, option 2, on devient criminel à notre tour (un criminel c’est quelqu’un qui n’a pas réussi à contrôler ses instincts, tel que sa culture le lui demandait).
@Ed: Vous conviendrez sans doute, comme bien d’autres depuis, à quel point Freud (la sublimation, disons) n’est pas loin quand Aristote parle de purger ces sentiments…
Tout à fait. On est assis sur les épaules de géants, dont Aristote est des plus grands.
Je voulais juste apporter un complément d’information. La fascination pour les faits divers et autres horreurs, peut avoir un effet thérapeutique et même bénéfique pour soulager (ou purger) les frustrations que la vie en société impose.
Entendez par frustrations la répression des instincts sexuels ou violents.
Freud, quoiqu’en pense ses détracteurs, « n’est pas loin » à bien des égards, de ce qu’on peut retrouver dans l’oeuvre d’autres penseurs ou encore dans d’innombrables mythologies, bien qu’on ne leur accorde pas leur juste valeur.
Ceci dit, l’on retrouve, plus près de nous, un chercheur comme Dabrowski (il a été quelques années à l’UL à Québec d’ailleurs), de la dernière des grandes théories du développement de la personnalité, « La désintégration positive », pour qui les premières manifestations névrotiques sont très souvent, si on sait y réagir, un tremplin, après une période de crise, vers une réorganisation plus complexe et complète de la personnalité…mais bon, pour ça il faut un contexte qui le permet et le valorise car lorsque les individus sont laissés complètement à eux mêmes et ignorants de ce qu’ils vivent, il y a toutes sortes de dérives possibles. Lui également n’est pas loin de la « purge » nécessaire…au risque de tomber dans des comportements névrotiques s’aggravant avec ce que l’on connait comme suites possibles…
http://positivedisintegration.com/
« La Tragédie a [cette utilité] particulière, que par la pitié et la crainte elle purge de semblables passions. Ce sont les termes dont Aristote se sert dans sa définition, et qui nous apprennent deux choses. L’une, qu’elle doit exciter la pitié et la crainte ; l’autre, que par leur moyen elle purge de semblables passions. »
http://www.fabula.org/atelier.php?Quelques_textes_sur_le_paradoxe_de_la_catharsis
Le théâtre grec ne versait pas dans le sensationnalisme débridé des médias d’aujourd’hui. Il cherchait un sens à certaines action. Il avait, à certains égards, des visés pédagogiques.
Aujourd’hui, certains médias jugent souvent avant de comprendre, avant même d’avoir tous les faits.
Une discussion fort intéressante ici ! Loin de contredire Aristote, je vous propose un complément de vision. Vous mentionnez cette propension à consommer du faits divers et vous l’adossez à l’idée qu’il s’agirait peut-être d’un substitut à ce que le théâtre grecque appelait la catharsis (je sais que vous en doutez, et avec raison). Or, l’art est essentiellement une forme d’expression. L’artiste livre à travers son art une représentation du monde qui l’habite. Ce monde est fait des éléments de sa vie, conscient ou non, qu’il aménage et reconstruit afin d’en tirer une essence, une cohérence, une signifiance. Une œuvre consistante sera donc forcément intégrante. Elle va questionner, toucher, éveiller, émouvoir, conduire à une prise de conscience profonde et subite. Je pense que la catharsis est plus qu’une purge d’émotion. La catharsis permet la réintégration et la prise de conscience des divers aspects de notre être. En ce sens, elle est profondément thérapeutique. Oui, elle libère de nos tensions psychologiques et émotives mais pour y laisser du sens et de la conscience. L’art est totalement à l’opposé du fait divers en ce sens qu’il est savamment préparé, construit, senti ; contrairement au fait divers qui est jeté là bêtement comme de la viande dans la cours des chiens.
Intéressant, Alain. Notez que je disais bien qu’iil y a bien «de réelles différences entre ces représentations et ce que nous recevons tandis que nous apprenons, dans les médias, des détails de tel ou tel crime horrible», avant de méditer sur ce qui les rapproche.
Bien sûr, Normand ! J’ai joué le jeux de me porter à la défense de la catharsis. J’avais bien compris que votre intention de rapprocher méfaits divers et catharsis visait surtout à mettre leurs différences en lumière.
Bien entendu, si l’on entre dans le détail des ramifications intellectuelles, on peut s’amuser longtemps. Le point étant qu’il y a une ou plusieurs constantes qui reviennent lorsqu’on regarde l’histoire, à différentes époques et lieux géographiques; appelons cela « universel » ou archétype, peu importe.
En effet Alain, il n’y a pas lieu de rapprocher à proprement dit ou de confondre art et présentation des « méfaits » divers mais d’en énoncer des similarités par rapport à leurs effets ou conséquences. Et comme vous dites, l’artiste à la démarche cohérente, par son expérience personnelle et sa propre forme d’expression, en viendra à toucher à cet universel…
Plus précisément, l’art classique par exemple.
« La catharsis permet la réintégration et la prise de conscience des divers aspects de notre être. En ce sens, elle est profondément thérapeutique. Oui, elle libère de nos tensions psychologiques et émotives mais pour y laisser du sens et de la conscience. »
C’est entre autres le propos de Dabrowski, que je citais plus haut.
@Normand et @Ed
Je crois pertinent le fait de citer Freud et la notion de sublimation réussi. Mea culpa, je ne connais pas assez Aristote sur la catharsis; par contre, j’ai appris dans un cours universitaire sur le théâtre, que les représentations grecques revêtaient un volet rituel (théâtre des revels au Moyen-âge) dont l’effet cathartique devait être significatif en présence de personnes réelles contrairement au mass media à distance.
Je suis inconfortable avec cet article. C’est peut-être seulement une question de contexte. Je veux bien croire ce bon Aristote, digne témoin de son époque. Mais ce que j’ai lu des tragédies grecs ne me semble pas si homéopathique que cela!
Quelqu’un aurait-il un exemple de pièce de théâtre où la catharsis peut avoir un effet inverse sur le spectateur et ainsi lui donner envié de reproduire l’acte violent ou peut le rendre acceptable?