Du 9 au 15 mars se tient la Semaine québécoise de la déficience intellectuelle. Ses porte-parole sont le comédien Vincent-Guillaume Otis et Gabrielle Marion-Rivard, dont nous avons découvert cette dernière dans le film qui porte son prénom. On peut les voir dans la vidéo de promotion de la semaine.
Cela me fournit l’occasion de vous parler d’éthique médicale et notamment de consentement.
Simplifions un peu, pour aller à l’essentiel.
Il fut un temps où le médecin (c’était presque toujours un homme) décidait, à peu près seul, de l’information qu’il donnerait à son patient et des traitements que celui-ci recevrait. Cette manière de faire, appelée paternalisme, n’a plus cours. On pense plutôt aujourd’hui que le patient, en toute connaissance de cause, doit consentir à ce qui lui est proposé.
Le modèle paternaliste de la relation médecin/patient a ainsi laissé la place à un modèle dit du consentement libre et éclairé. S’agit-il de chirurgie, de xénotransplantation, de traitement expérimental, de soins en phase terminale, de césarienne, de prélever des organes et ainsi de suite? C’est ce concept, et la pratique qu’il commande, qui sont devenus la norme.
Quel est le rapport avec la déficience intellectuelle, demandez-vous? C’est que le Québec a depuis 2010 instauré un programme de dépistage prénatal du syndrome de Down, communément appelé trisomie 21. La participation à ce programme est bien entendu volontaire et doit impérativement reposer sur, vous l’aviez deviné, un consentement libre et éclairé.
Vous êtes enceinte? À risque? On vous proposera le test et on vous expliquera ce qu’il signifie. Vous pourrez ou non le faire.
Disons que vous le faites et que le résultat est positif: on pense que l’enfant sera trisomique. On vous informe alors de ce que cela signifie et des options qui s’offrent à vous, dont celle d’avorter. Et vous prenez votre décision, en donnant un consentement qu’on veut libre et éclairé.
Tout cela est inattaquable et irréprochable, pensez-vous? Pourtant, certains aspects de ce dossier font vigoureusement débat. Il s’agit certes parfois de choses techniques, par exemple la fiabilité des tests et leur accessibilité, mais aussi, parfois, de considérations éthiques.
Les personnes qui sont critiques du programme avancent plusieurs arguments qui méritent réflexion. En voici quelques-uns, dont je vous laisse juger.
Pour commencer, le consentement obtenu est-il vraiment libre et éclairé?
Il faut pour cela qu’on donne (autant que possible) au sujet toute l’information pertinente; qu’il la comprenne; qu’il puisse raisonner à partir d’elle; qu’il soit en mesure de prendre une décision en rapportant tout cela à des valeurs et à un projet de vie; qu’il puisse communiquer cette décision.
Ce ne sont déjà pas là des compétences banales et il n’est pas facile de les mettre en œuvre dans une question grave et complexe: mais ce l’est encore moins dans un contexte pressant et stressant comme celui de décider d’avorter, peu de temps après avoir appris une aussi bouleversante nouvelle, souvent sans grand soutien. Certains, quoique pro-choix par ailleurs, s’inquiètent donc que ce consentement accordé ne soit finalement pas si libre et éclairé que cela, encore moins si une certaine pression sociale ou institutionnelle – même subtile, compte tenu de l’aval du médecin à sa patiente – s’exerce pour inciter à mettre fin à la grossesse.
On s’inquiète aussi de ce choix de société, soit celui du refus de la différence et de la diversité. Les importantes ressources humaines et financières accordées à ce programme – plutôt qu’à la recherche ou à rendre la vie plus agréable aux enfants trisomiques et à leurs familles – constituent en tout cas un choix discutable. On peut se demander s’il souscrit ou non à un modèle unique de vie, idéalement performante et rentable, sans entendre et reconnaître ce que des enfants différents peuvent aussi nous apporter, et qui est souvent précieux. Avez-vous déjà eu un ami trisomique? Avez-vous travaillé ou été à l’école avec une trisomique? Vous savez alors de quoi je parle. Nous devrions être plus nombreux à le savoir.
D’autres vont jusqu’à évoquer une possible dérive eugéniste. Est-ce là le fameux sophisme de la pente glissante? Je pense que cette dérive est au moins une possibilité, et qu’il faut la méditer, d’autant que le dépistage génétique va certainement se perfectionner. Qui sait, demandent ces critiques, au nom de quoi, de quelle possible raison futile, on voudra demain mettre fin à des grossesses?
Ce sont là des questions graves et difficiles, devant lesquelles on se sent bien petit. Pour m’aider à y voir plus clair, j’ai échangé avec Anik Larose, mère d’une petite Marie, trisomique de 18 ans qui lui a apporté beaucoup.
Anik travaille à l’AQIS, l’Association québécoise pour l’intégration sociale (aqis-iqdi.qc.ca), qui œuvre à la promotion des intérêts et à la défense des droits des personnes présentant une déficience intellectuelle et de leurs familles. Elle a signé de très beaux textes sur sa Marie, des textes que vous trouverez facilement sur la Toile.
Mme Larose me dit: «Je ne suis pas en train de dire que toutes les familles du Québec devraient avoir un enfant trisomique parce que c’est merveilleux! Par contre, je porte un jugement sévère sur une société qui met en place des programmes publics de dépistage, mais qui n’offre comme solution que l’élimination. Pourquoi ne pas mettre de l’argent dans la recherche, afin de trouver des moyens de contrer l’effet du chromosome supplémentaire? Éliminer la personne vulnérable, moins performante, qui n’a pas de qualité de vie – mais qui sommes-nous pour en juger? –, je trouve cela inacceptable et je ne peux me taire en voyant ça.»
Qu’est-ce qu’un consentement libre et éclairé, si tout cela n’a pas été attentivement pris en compte?
Le Commissaire à la santé et au bien-être a mené une vaste consultation il y a quelques années. On trouve son rapport à l’URL suivant:
http://www.csbe.gouv.qc.ca/fileadmin/www/2008/Trisomie/CSBE_RapportdeConsultationTrisomie.pdf
Ça semble être un texte pro-vie, plus moral qu’éthique.
Au Québec, il n’y a pas de limite à l’avortement, l’État n’a pas à s’approprier le corps de la femme et c’est très bien ainsi. Nul ne peut prédire la diversité des contextes menant à ce choix ni tabler sur une monotonie culturelle des valeurs sous-jacentes.
Derrière l’idée de consentement, la rhétorique du présent texte met très rapidement de côté le processus de communication du médecin. Il serait intéressant d’avoir des preuves des calculs nazis de l’État. L’opinion qui termine le texte pourrait laisser croire qu’aucune recherche n’est réalisée pour cette maladie particulière. D’ailleurs, remettre en question un programme de dépistage sous prétexte que l’argent pourrait aider autrement à éliminer le problème ne ferait que reposer les termes du choix de la femme : avoir ou non un enfant à problème.
La reproduction, de même que l’arrêt de ce processus, meuble déjà beaucoup les images de réussites féminines. Mélanger le sacré, sous le couvert de la peur de l’eugénisme, et amour inconditionnel de sa progéniture n’apportera rien de bon.
M. Trembaly, en tout respect, vous m’avez très mal lu. Je n’exprime aucune position personnelle dans ce texte: je rapporte les arguments qui s’échangent dans ce débat, car il y a bien des positions divergentes dans ce dossier.
Et me faire dire que je pense qu’il y a des« calculs nazis de l’État», franchement!
Je vous accorde que le texte «met très rapidement de côté le processus de communication du médecin»: le texte fait quelques centaines de mots, c’est la principale raison.
Voyons les choses à l’envers. Un test génétique permet de dire à une femme que son fils sera un mutant surdoué qui découvrira la cure du cancer, le secret de la longévité, la fusion à froid et le remède contre la mauvaise haleine. Son fils ne sera pas normal, comme un enfant trisomique n’est pas normal (dans le sens où ce n’est pas la norme d’être surdoué ou d’être trisomique). La femme fera un choix éclairé, c’est presque certain qu’elle n’avortera pas cet enfant anormal surdoué.
Je pense que cet exemple montre que les choix qu’on fait se basent sur des évaluations d’un grand nombre de variables et qu’en fin de comptes, il s’agit surtout d’une affaire (excusez l’expression) de cout/bénéfice. Les bénéfices apportés par un enfant trisomique sont peut-être au même niveau que ceux qu’un enfant normal apporte, mais les couts (émotionnels et affectifs) risquent d’être plus élevés.
Le deuxième point c’est la question des choix éclairés. Il y a-t-il vraiment des choix éclairés? Pour faire le meilleur choix il est nécessaire de connaître toutes les variables et toutes les interaction entre ces variables, comme aux échecs où les règles sont connues, le temps n’est pas éternel, le nombre de pièces est fini et l’espace n’est pas illimité. Mais même aux échecs il reste des zones floues, je ne sais pas quelle pièce mon opposant va déplacer à moins que ce soit des coups forcés. Personne ne possède toute l’information M. Baillargeon, on est juste des humains.
Donc le choix d’avorter ou pas cet enfant trisomique reste une question subjective et personnelle, aucun blâme ou récrimination peut être porté à la femme qui avorte, comme aucune félicitation ou admiration devraient être portées à celle qui n’avorte pas.
Le libre-choix existe-t-il vraiment? En quoi que ce soit?
Voilà dix ans, après des mois de traitements pour venir à bout d’une grosse tumeur cancéreuse (fort incommodément logée sous ma joue droite) et mes médecins constatant que malgré tous leurs efforts aucun progrès notable ne résultait de ceux-ci, on me plaça devant le choix suivant: de bons soins palliatifs pour achever dignement mon parcours ou une opération chirurgicale avec greffe au visage, la perte d’un œil, et à toutes fins pratiques seule une survie (dans des conditions amères) comme bénéfice.
Instinctivement, j’ai tout de suite refusé cette survie pénible, cette suite de jours au cours desquels je ne pourrais plus rien faire d’autre que manger et dormir, essentiellement. Plus de vie sociale, même minimale. Le désert comme perspective.
Mais mon entourage m’a instamment prié de revenir sur ma décision. Ce que j’ai fait malgré une grande réticence. Une opération de quatorze heures suivie de dix jours d’hospitalisation, donc. Depuis, je ne fais pas grand-chose d’utile. Des mots croisés et des sudokus. Des petites tâches ménagères. Je ne suis plus que l’ombre de qui j’étais. Et je rage et je peste intérieurement. Mais je n’y peux rien.
Alors, je reviens avec mon interrogation du début: le libre-choix existe-t-il vraiment?
Qu’il s’agisse de trisomie ou de cancer, de ce qu’on voudra, j’estime que le libre-choix s’avère en pratique un concept quasi-utopique. Car il faut faire fi de tout et opter pour ce que l’on perçoit comme étant le mieux (ou le moins pire…). Et ça, dans la réalité, c’est souvent une impossibilité.
(Merci Monsieur Baillargeon pour avoir permis, par votre billet, que l’on se penche un moment sur un concept – le «libre-choix» – si mal compris.)
Merci de ce partage, M. Poirier. Je vous souhaite de tout coeur tout ce que vous souhaitez. Amitiés.
Choix éclairé, quelles informations donnent-on aux parents sur la Trisomie 21? Seulement le préjugés courants? Explique-t’on qu’il possédera également des gènes du père et de sa mère? Explique-t’on qu’il y a plusieurs sortes de trisomie 21 (libre par mosaïque et par translocation)? Que quelque fois il n’y a pas de déficience intellectuelle qui va de pair? Que certaines personnes vivant avec une trisomie ont un travail et gagnent leur vie? Non, on insiste sur les cas les plus difficiles (qui mérite tout de même notre respect)et on nivelle par le bas…
Je ne me sens pas capable de juger de la qualité de vie d’une autre personne et suis bien placée pour affirmer que chacun apporte sa contribution… d’une manière ou d’une autre!
[Posté par Normand Baillargeon pour François Gravel, l’auteur]
L’AQIS, apprenons-nous, «œuvre à la défense des droits des personnes présentant
une déficience intellectuelle». De son côté, Anik Larose s’élève contre une
société soucieuse d’«éliminer la personne vulnérable». Retenons bien ces deux
mots : «droits» et «personne(s)». La question qui se pose immédiatement est
bien sûr la suivante : un fœtus, quel que soit l’état de ses chromosomes, doit-il
être considéré comme une personne et, partant, comme un sujet de droits? Si
l’on répond par la négative, comme j’incline à le faire, le débat perd du coup toute
raison d’être, il me semble. En effet, comme l’écrit Marie-Josèphe
Dhavernas-Lévy, «pour sélectionner des personnes ou des choses, il faut qu’il y
ait déjà quelqu’un ou quelque chose à sélectionner : dès
lors, l’évitement d’une naissance ou a fortiori d’une procréation suppose qu’il
y ait déjà, là, une personne à qui l’on peut porter un tort ou que l’on peut
discriminer, position explicitement refusée par certains de ceux qui
s’indignent néanmoins du choix exercé en faveur de l’existence comportant les
atouts les meilleurs autant que l’on puisse le savoir» («Prométhée stigmatisé», Mots,
no 44, sept. 1995, p. 37; http://www.persee.fr/articleAsPDF/mots_0243-6450_1995_num_44_1_1991/article_mots_0243-6450_1995_num_44_1_1991.pdf).
Au surplus, le premier imbécile venu est libre de fabriquer des bébés à la
chaîne sans que jamais l’État ne se mêle de juger si cette exubérance
procréative obéit à des motivations légitimes ou illégitimes, morales ou immorales, futiles ou mûrement
réfléchies. Au nom de quoi, en effet, pourrait-il porter un tel jugement? À
plus forte raison, quels critères l’État ou la «société» possèdent-ils donc pour
décider des «bonnes» ou des «mauvaises» raisons, pour une femme enceinte, de ne
PAS faire naître un enfant? Pour paraphraser Mme Larose, «qui sommes-nous pour
en juger»? L’indignation dont celle-ci fait preuve se fonde sans nul doute sur
des valeurs personnelles dignes de respect. Elle n’en repose pas moins sur une croyance
naïve que l’on pourrait caractériser ainsi : ce qui se fait «tout seul»
par le seul jeu de la loterie génétique est bon par nature pour le dépositaire
du patrimoine en question; inversement, toute décision consciente visant à
exercer une action ou un choix sur ledit patrimoine relève d’un volontarisme outrecuidant
qui ne peut que contrecarrer la sagesse infaillible des processus dits naturels.
En définitive, il s’agit bien d’un discours de facture religieuse même s’il
s’ignore en tant que tel. Remplacer Dieu par la Nature dans l’injonction «Dieu
le veut» ne la rend pas moins moralisatrice.
De plus, pour citer encore une fois M.-J. Dhavernas-Lévy : «Le «droit à la
différence» va parfois jusqu’à prendre l’aspect d’une sorte de revendication de
«droit à la maladie», substitution d’autant plus notable qu’il paraîtrait fort
incongru d’invoquer, par exemple, le «droit à la différence» de l’enfant
diphtérique pour mettre en cause les soins que sa santé nécessite. Dès lors qu’il
s’agit du génome, donc de l’inné et non plus de l’acquis, la cure paraît à
certains, dans son principe même, être plus oppressive que libératrice. Cet
aveuglement à la souffrance et cet attachement à l’identité pathologique du
sujet concerné ne peuvent s’expliquer que si l’on accorde aux gènes le rôle de
noyau central identitaire de la personnalité, bien plus essentiel que l’acquis,
les pathologies acquises lors de l’existence ne voyant pas opposer à leur cure
de telles résistances de principe» (loc. cit., p. 34-35). En d’autres termes et
non sans quelque ironie, le réductionnisme du «tout génétique» n’est peut-être
pas ici du côté que l’on croit.
Ceux qui s’intéressent à ces questions et notamment à la dénonciation rhétorique
du «spectre» de l’eugénisme liront avec profit, outre l’article précité :
– Pierre-André Taguieff, «Sur l’eugénisme : du fantasme au débat», http://www.revue-pouvoirs.fr/IMG/pdf/56Pouvoirs_p23-64_eugenisme.pdf;
– François Roussel, «Le fantasme de l’eugénisme», http://kaiouncharles.free.fr/ecs/gallery/dossierprofesseurs/Philosophie/2009-2010/le%20fantasme%20de%20l'euge%CC%81nisme.pdf;
– Marcela Iacub, «Il faut sauver l’arrêt Perruche», http://www.liberation.fr/tribune/2002/01/08/il-faut-sauver-l-arret-perruche_389669.