Si vous avez des problèmes, le blues est votre meilleur ami.
– O. Spann
Il arrive que le chroniqueur ait les blues. Alors il écrit un texte comme celui-ci.
Dans les démocraties libérales, au début des années 1970, on vit encore, mais plus pour longtemps, dans ce qu’on appellera l’épisode keynésien.
Faisons, si possible, abstraction des guerres alors en cours, du sexisme, des injustices trop nombreuses et de tout ce qui justifiait alors qu’on lutte pour améliorer cette société – et il y avait du travail.
Il reste qu’en 1970, depuis plus d’une vingtaine d’années, dans des sociétés comme la nôtre, cet épisode keynésien a permis une inégalée période de prospérité économique, accompagnée d’une certes imparfaite mais réelle redistribution de la richesse produite. Des programmes sociaux ont été mis sur pied: santé, éducation, sécurité sociale. Des infrastructures ont été construites. Les conditions de vie et de travail de beaucoup de gens, tout comme leurs salaires, sont à bien des égards meilleures que jamais. On rêve encore. On annonce même pour demain, bien aventureusement, la société des loisirs.
Imaginez à présent qu’on aurait tenu à la masse de ces gens le discours suivant:
— Durant les prochains 40 ans de croissance ininterrompue, les revenus de la majorité d’entre vous stagneront. On entreprendra, avec succès, de démanteler ou de privatiser peu à peu tous ces biens publics que vous chérissez: soins de santé, éducation, postes, retraites. Nombre de vos infrastructures seront en ruines. Les inégalités entre les plus riches et les autres deviendront si immenses que vous n’arriverez même pas à les imaginer. On passera au provincial de 16 paliers d’imposition à 4. Les entreprises, qui payaient au fédéral 28% d’impôt, en paieront 15%. L’instabilité économique entretenue, qui profite aux immensément riches, engendrera des crises majeures et causera aux institutions financières des pertes immenses: mais c’est vous qui les rembourserez. Vous ne vous donnerez bientôt plus pour seul horizon politique que la gestion de l’austérité et le démantèlement de ce que vous aviez construit. Pire encore, peut-être: ces dommages à l’environnement, dont certains vous parlent aujourd’hui, vous sembleraient anodins en regard de ce que vous connaîtrez et qui menacera de mettre un terme à toute vie décente sur Terre: et je dis bien vous sembleraient, car la majorité d’entre vous préférera ne pas voir les noirs nuages de la catastrophe qui se réunissent déjà.
Ce discours apocalyptique qu’à peu près personne n’aurait alors pris au sérieux décrit pourtant, en gros, ce qui s’est passé dans les sociétés libérales. (Mais je ne veux pas nier qu’il y a aussi eu de réels progrès sur certains plans.)
Les élections en cours sont comme un révélateur qui permet de contempler les effets de ces transformations amorcées il y a une quarantaine d’années: ce cynisme si répandu; l’égoïsme ambiant; la petitesse de nos rêves; l’arrogance des élites; tous ces mensonges et ces semi-vérités qu’on croit ou qu’on fait semblant de croire; 50% des gens qui ne peuvent lire un texte simpliste; tant d’autres qui le lisent avec approbation.
Au moins trois questions se posent alors, obstinément. Elles sont aussi graves que complexes et je ne veux surtout pas donner l’impression que je les pense simples à résoudre.
La première est bien entendu: comment en sommes-nous arrivés là? Parmi les facteurs le plus souvent évoqués, on aura: le travail concerté des Maîtres; les «think tanks»; la trahison des clercs; la corruption des élites; la propagande; l’assujettissement par endettement; la mondialisation; la religion du progrès; celle du consumérisme; l’isolement. Et bien d’autres encore.
La deuxième question est: que faire pour en sortir? Là aussi, de nombreuses réponses bien connues sont apportées, et je vous les épargne. Mais en cette période bien particulière, il en est une, modeste, qui m’est apparue au plus profond de mon blues électoral: travailler à changer le langage par lequel on parle à présent de politique et d’économie.
Voici quelques exemples de ce que j’ai en tête. À gauche, le mot usuel. À droite, ce que je propose.
Environnement: planète habitable pour nos petits-enfants.
Subvention: cadeau que le gouvernement donne en notre nom aux entreprises.
Emploi: esclavage salarial; aussi: profit pour les entreprises.
Subvention pour créer de l’emploi: voir les deux termes précédents.
Richesse: pollution; inégalités. (Note: il est interdit, sous peine de huées éternelles, de prononcer la phrase «il faut créer de la richesse avant de la distribuer».)
Progrès: richesse (voir ce mot)
Société commerciale transnationale: dictatures privées.
Impôt: revenus.
Allègement fiscal: renoncement à des revenus.
Paradis fiscal: repaire de voleurs antisociaux qui nous prive de revenus. (Note: il est interdit, sous peine de huées éternelles, de prononcer les expressions «enfer fiscal» ou «fardeau fiscal».)
Éducation et programmes sociaux: investissements collectifs.
Dette et déficit: il est interdit, sous peine de huées éternelles, d’en parler en utilisant la métaphore domestique.
Cela permettrait de donner tout son sens à la phrase suivante: «Pour créer de l’emploi, seule manière de créer de la richesse avant de la distribuer, le gouvernement a consenti à la minière XXX, une société commerciale transnationale, une subvention et un allègement fiscal. La protection de l’environnement sera discutée ultérieurement. Nous contribuons ainsi, en bons parents, à la lutte au déficit et à la réduction de la dette. Vos impôts, de cette manière, sont mis au service du progrès.»
***
Vous dites? J’avais parlé de trois questions? C’est vrai.
Voici donc la troisième: pourquoi y a-t-il si peu de révolte devant tout cela, qui est à ce point inique et qu’on pourrait changer?
Et celle-là, je vous laisse y répondre…
P.-S. On ne le voyait pas, mais il y a 40 ans, le ver était déjà dans la pomme…
Ça me rejoint tellement.
Je vais réfléchir et me demander si c’est par cynisme ou par aveuglement volontaire que j’aurais préféré ne pas lire votre chronique, M. Baillargeon.
Votre blues du chroniqueur appartient à une souche mutante dont je crains d’être atteinte: le blues du lecteur (de la lectrice, dans mon cas). Subsiste-t-il en santé un quelconque remède? Un vaccin?
Ou est-il trop tard?
Un texte qui fait mal à notre pseudo démocratie. Dans cette roue infernale, il ne reste que le déni. Et je crois que le peuple Québécois est un expert en ce sens.
Et si on essayait de brosser un portrait plus précis de l’expertise du peuple québécois? De dresser la liste des éléments où ce peuple exerce cette expertise? Ça allègerait peut-être les réflexions… Commençons justement par: le déni.
Et ensuite?
Moi, je dis: la mollesse.
Et quoi encore?
Tellement pertinent et intéressant. J’attend votre prochaine analyse .
Michel Paquet
Ce qui est arrivé est peut-être plus tragique : il n’y a plus de croissance économique.
Les rêves et les désirs altruistes d’une époque ont été possibles par les Trente glorieuses. Libéré de la faim, de la survie et de la guerre, les lendemains semblaient prometteurs, malgré la folie qu’ont été les deux guerres mondiales. On rêvait. On espérait. Cependant, les chocs pétroliers dans les années 70 ont ramené à l’avant-plan la triste condition du genre humain : perte des rêves et des élans altruistes. Dès cette époque, les puissances asiatiques modifient nos économies. Les biens asiatiques provoquent la disparition du secteur manufacturier, qui apportait des salaires élevés pour les gens peu éduqués. Les États sont endettés. La mondialisation limite la marge de manœuvre des gouvernements. De plus, nous sommes dans une démocratie représentative où une quantité importante des électeurs ont été abandonnés par leurs élites, favorisant les discours populistes et de droites.
Pourquoi il n’y a plus de croissance économique?
Quel est le coût pour espérer allonger d’un mois la longévité au 21e siècle? Quel était le coût pour allonger de la même durée l’espérance de vie en 1900?
Peut-être que je me trompe, peut-être que j’ai attrapé votre blues!
« Richesse, progrès: pollution; inégalités »,
donc
« Pauvreté, immobilité: épuration, égalité » ?? Un peu fort, peu nuancé et simpliste.
Pour les autres exemples je suis pas mal d’accord.
En 1971, mes parents ont acheté notre premier téléviseur couleur. Ça coûtait cher, même pour une toute petite 19 pouces, mais mon père gagnait quand même pas trop mal sa vie et nous avions des besoins plus simples. L’appareil devait avoir été assemblé à Montréal par d’autres hommes semblables en dedans.On était entre nous. Les appétits des maîtres de notre économie, pas mal toute domestique à part quelques bébelles made in Japan, étaient assez bien tenus en respect par un mouvement syndical fort et des gouvernements, le fédéral en particulier, tenant la barre au centre. Évidemment, c’était pas si simple, mais comme ça fait longtemps, le portrait est quand même acceptable, il me semble. Juste ce qu’il faut pour autoriser une nostalgie qui ne soit pas oublieuse des misères dont Normand parle.
Après, des esprits malins ont inventé le reste du monde. Pas l’Europe où les canadiens avaient laissé leur peau, mais le monde tiers, inconnu, beau bon pas cher et dont on a commencé à faire la peau au plus grand bénéfice de notre mode de vie, grâce à la générosité de nos créateurs de richesse qui se sont précipités à la rescousse des pauvres pour leur permettre de le rester au lieu de continuer à crever en pure perte. Les pauvres: une ressource naturelle renouvelable, à perpétuité. Encore plus lointaine que nos barrages d’Hydro. On ne les voyait qu’à la TV 60 pouces Plasma qu’ils avaient fabriquée pour bien moins cher. Documentaire ou série télé de fiction, on ne voulait pas trop le savoir. La planète est si exotique et décorative, en haute résolution! Ça non plus, ce n’est pas si simple. Mais on me pardonnera de ne pas bien rendre compte de la rationalité qui préside à l’organisation de la misère comme si elle pouvait trouver là une justification quelconque.
Ce qui est sûr, c’est que la grande illusion achève. Grâce à la mondialisation de l’économie, les écarts de richesse entre tous les pauvres de la planète sont en train d’être aplanis. Ceux d’ici pourront tendre une main fraternelle à ceux qui fabriqueront les écrans plats couleur à 100$ dans les économies émergées et dépenser judicieusement le reste de leur salaire minimum gagné au Walmart pour y acheter les champignons de Chine qu’ils ne font plus pousser à Waterloo chez Slacks.
Ça non plus, ce n’est pas si simple. La misère n’est jamais simple. Encore moins quand on trouve le moyen rationnel de lui donner en plus la couleur de la nécessité.Je pense que je suis mûr pour des vacances dans un petit paradis, fiscal de préférence, tiens!
J’aime: Grâce à la mondialisation de l’économie, les écarts de richesse entre tous les pauvres de la planète sont en train d’être aplanis.
« Grâce à la mondialisation de l’économie, les écarts de richesse entre tous les pauvres de la planète sont en train d’être aplanis. ».
Ou encore l’inégalée expression : « lutte à la pauvreté » au lieu de dire lutte pour la justice ou lutte contre les paradis fiscaux ou lutte pour une éthique commune et pratiquée par tous (surtout les représentants de gouvernements ((je rêve)) ou lutte pour le partage de la richesse…
Concernant les paradis fiscaux :
http://www.quebec.attac.org/
précisément : http://www.quebec.attac.org/spip.php?article1084
En lien avec votre « …et qu’on pourrait changer? » Une définition péniblement triple de l’utopie, que je me suis inventée dernièrement :
Une utopie est une démarche épanouissante pour les progressistes; une invraisemblance pour une importante partie de la population désinformée; une menace pour ceux qui font partie de l’élite!
La désinformation et le fatalisme, qui s’opposent à l’épanouissement et au bonheur, sont devenus la norme. Ça fait l’affaire de l’élite (1%), on le comprend. Mais comment rassembler les autres 99%?
Sûrement pas en votant pour « les vraies affaires » qu’on me serine plusieurs fois par jour!
En fait, j’ai toujours tendance à me méfier des utopies, parce qu’on oublie trop souvent comment la nature humaine aime y foutre le bordel… ;)
Comme le disait Yvon Deschamps:
« Le monde, y veullent pas le savouère mais le crouère!!! »
Je pense que c’est par abus de langage qu’on parle du « cynisme » des électeurs ou du public.
Sans parler du sens philosophique de ce mot, mais seulement de son sens courant (tout comme dans le cas de « machiavélisme »), le public n’est pas tant « cynique » que désabusé.
C’est parce qu’il a enfin pris conscience d’avoir été trop et trop longtemps abusé par des politiciens professionnels – et ceux qui tirent leurs ficelles – que l’électorat est désabusé.
Mais les « cyniques », en fin de compte, ce sont les abuseurs.
Entendu récemment dans une séries américaine:
La différence entre un homme d’éthique et un homme morale ?
L’homme éthique sait qu’il ne doit pas tromper sa femme tandis que l’homme morale ne trompe pas sa femme!
Simpliste mais tout à fait exact. L’application de l’éthique est dans l’agir. Savoir ne suffit pas. C’est valable pour toute connaissance. Nos sociétés n’en ont que faire de l’agir moral ou basé sur ce que l’on sait…parce que ??? Oui….c’est ça vous gagnez ! Ce sont l’égoìsme et la cupidité qui mènent…